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serait pas moins touché des soins qu’une amitié délicate a rendus à sa mémoire ; mais je crois bien que, s’adressant à ses amis de l’Académie française, il serait tenté de leur dire, de cet air qu’ils connaissaient bien : « Franchement, vous auriez bien pu revoir les épreuves de mes lettres, puisque j’en étais empêché. »


I

« Il serait difficile, dit M. d’Haussonville, à qui n’en a pas été témoin, de se figurer la place occupée par M. Doudan dans la société qui fréquentait habituellement le salon du duc de Broglie. Ceux-là même qui n’ont fait que le traverser ont dû y remarquer, non sans curiosité, la physionomie singulièrement aimable et spirituelle de cet hôte si discret, mais si entouré, dont les visiteurs les plus illustres s’appliquaient à rechercher l’entretien particulier. Rien dans sa figure n’indiquait un âge plutôt qu’un autre. On eût dit qu’il n’en avait point, tant il y avait à la fois de maturité et de jeunesse dans ses traits fins et réguliers, qui rappelaient ceux d’Érasme, avec lequel il ne trouvait pas mauvais qu’on s’amusât à lui chercher certaines ressemblances. Son regard était doux et profond, le plus souvent bienveillant, bien qu’un sourire d’ironie involontaire courût sur ses lèvres chaque fois qu’il entendait exprimer une idée commune ou un sentiment affecté. Tout était tempéré dans sa personne. Cependant la discussion, qu’il ne fuyait pas, sans la provoquer jamais, sinon comme une joute entre de purs esprits, venait-elle à l’animer, la transformation était soudaine, et sa verve était incomparable. Combien de fois ne l’ai-je pas vu croiser le fer sans désavantage, en politique, avec M. Guizot et M. Duchatel, en philosophie avec M. Cousin ou M. de Rémusat, en littérature avec M. Villemain ou M. Saint-Marc Girardin ! Avec lui, les paradoxes n’étaient pas de mise ; il en avait horreur, et toute déclamation était impossible, parce que d’un mot il la faisait tomber à terre. Cette rigueur de logique qu’il mettait dans ses raisonnemens, il l’imposait aux autres. Jamais homme ne se paya moins que lui de phrases, si belles qu’elles fussent, ni de saillies, si heureuse qu’en fût la tournure, lorsqu’elles ne faisaient pas avancer la controverse… C’était le propre de M. Doudan de ne jamais faire le sacrifice de la moindre nuance de ses opinions à ceux qu’il prisait le plus ou qu’il aimait le mieux ; ni le respect, ni l’affection n’avaient de prise sur l’indépendance de ses jugemens. Il mettait une sorte de fierté modeste à demeurer et à se montrer tel qu’il était. »

Tel je le vis un soir, il y a douze ans, tel il me semble le voir encore dans un coin de cet austère salon, avec sa figure fine, un