Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 16.djvu/413

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On ne sait pas assez qu’il existe au cœur de l’Asie, entre l’Altaï et l’Himalaya, une population nombreuse, une population qu’on peut évaluer à 50 ou 60 millions d’habitans, qui a tous les besoins variés d’une demi-civilisation, et qui deviendrait une excellente clientèle pour le commerce européen. Fermé aux étrangers sous la domination chinoise, le Turkestan oriental est devenu accessible après l’établissement du puissant état de la Kachgarie par Yacoub-Beg, et les relations commerciales de l’Inde avec ces pays se sont développées à vue d’œil depuis qu’un traité, conclu en 1870 par lord Mayo, les a affranchies des droits de transit abusifs et exorbitans que le maharajah du Kachmir prélevait sur les marchandises. Les Anglais, qui ont pour spécialité d’habiller les peuples, se préparent à profiter largement de ce nouveau débouché ; il s’agit d’inonder de leurs tissus les marchés du Turkestan. Les routes, les moyens de transport, ne manquent pas ; les trafiquans indigènes se chargeront de disséminer les marchandises jusqu’aux points les plus éloignés, pourvu qu’on alimente un réservoir communiquant avec cette espèce de réseau d’irrigation. L’esprit de négoce, l’énergie commerciale de ces races ne connaît pas d’obstacles ; leurs caravanes vont intrépidement par monts et par vaux, comme au temps des Mille et une nuits. Et notez que ces nouveaux cliens des fabriques de Manchester ne seront pas de pauvres acheteurs comme les paysans bengalis. Au lieu de la pièce de cotonnade qui forme l’unique vêtement de ces derniers, vêtement qui n’a point varié depuis des siècles, les habitans des vallées de l’Asie centrale ont au moins deux ou trois vêtemens distincts qui couvrent le corps depuis le cou jusqu’aux pieds, avec des pardessus de laine ou de soie pour les gens riches. La ceinture et le turban, qu’ils ont adopté à la place du bonnet fourré depuis l’expulsion des Chinois, demandent au moins 10 mètres d’étoffe. Puis ces hommes robustes ne se contentent pas, comme les ryots, d’un peu de riz et d’eau claire ; il leur faut, pour compléter leur repas, les épices de l’Inde, le thé de la Chine, le sucre de la Russie. Or le commerce du Bengale était déjà une source de gros profits ; que sera-ce quand on sera fournisseur attitré de leurs riches voisins ? Ne croyez pas que ces gens n’aient rien à donner en échange de ce qu’ils voudront acheter. Leurs pâturages nourrissent de nombreux troupeaux de chèvres : ils pourront donner cette laine à châles qui fait le secret de la supériorité des métiers kachmiriens. La soie du Khotan est un autre produit digne d’attention ; enfin leurs montagnes recèlent toujours de l’or comme aux temps anciens.

Le commerce avec le Turkestan promet donc de très sérieux profits. Il faudra seulement bien connaître les besoins et jusqu’aux petites manies des acheteurs. M. Robert Shaw, aujourd’hui consul