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sissant sans cesse. Quoi de plus admirable ? J’ai souffert autrefois : l’habitude de la souffrance m’a rendu plus fort contre l’épreuve. J’ai peiné jadis pour le moindre travail ; mais, en devenant habituel, l’effort a diminué et le labeur m’est plus facile. Il faut constater ces précieux phénomènes ; il ne faut pas y voir ou y mettre ce qui n’y est pas. Ce qui n’y est pas, c’est l’énergie créatrice. Partout où elle agit, grande ou petite, individuelle ou spécifique, l’hérédité transmet ce qu’elle a reçu ; ce qu’elle a reçu n’est pas son ouvrage, ni en bien ni en mal. Tel étudiant en médecine ne peut à ses débuts pénétrer dans l’amphithéâtre de dissection : un invincible dégoût l’en chasse. Plus tard, il ne perçoit même plus l’odeur écœurante des chairs mortes. Ce progrès, d’où vient-il ? Dirons-nous que la cause en réside dans cette hérédité de l’habitude qu’on a tout à l’heure mise en lumière ? Convenez que cette transmission d’une sensibilité moindre de jour en jour à la répugnante nausée a eu pour condition première un acte viril par lequel le jeune homme a triomphé une fois de la révolte de ses sens. Ce premier acte, voilà le fondateur du capital de force résistante dont il use aujourd’hui, voilà le créateur de cette épargne que l’habitude transmet comme un héritage et grossit en la transmettant. Variez maintenant les exemples d’après ce type : vous rencontrerez toujours les mêmes élémens au bout de vos analyses. Le buveur d’absinthe, asservi à sa misérable habitude, y cède de plus en plus : l’impossibilité de se vaincre qu’il éprouvait l’avant-veille, s’ajoute à celle de la veille, celle-ci ainsi augmentée s’ajoute à celle du lendemain. Et chaque jour ayant reçu et transmis un nouveau surcroît de faiblesse, d’étape en étape l’infortuné aboutit à l’hébétement et à la mort. Regardez bien : toute cette lamentable série de faits a son principe non pas dans l’habitude, mais dans l’acte qui la créa et qui créa avec elle le penchant à boire ce poison. — Maintenant, au lieu de la transmission s’opérant d’un acte à l’autre dans l’individu, étudions l’héritage passant d’un individu à l’autre dans l’espèce : un créateur du patrimoine légué sera nécessaire. Voici un noble : il l’est de naissance et par héritage, soit ; cependant ce n’est pas l’hérédité qui a créé sa noblesse, c’est le roturier qui l’a un jour conquise, et comme on le dit aujourd’hui dans les familles dont un membre est devenu célèbre, c’est le fondateur du nom. De même pour l’instinct, toute la race en hérite sans doute ; mais avant d’être transmis il a fallu qu’une fois, d’une façon quelconque, il fût naturellement, primitivement possédé. Donc l’hérédité, par rapport à l’instinct, n’est pas plus une origine que l’habitude héréditaire.

Ainsi, lorsque M. Charles Darwin affirme que l’hérédité, agissant par voie d’accumulation et de sélection naturelle, donne naissance à l’instinct, il se fait illusion. En méconnaissant que sa théorie con-