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et malgré lui, l’hérédité se ramène à l’habitude, qu’elle n’en est qu’une forme plus ample, et que les argumens qui valent contre celle-ci sont également forts contre celle-là. Le premier, à notre connaissance, M. Albert Lemoine a fourni cette démonstration : son livre a des parties ingénieuses ; celle où il opère, par voie d’analyse, la réduction de l’hérédité à l’habitude s’élève jusqu’à l’originalité. Qu’on en juge.

Considérons l’habitude et ses effets dans chaque individu pris isolément. Si les minutes de la vie individuelle s’égrenaient comme les perles d’un collier dont le fil est rompu, le passé détaché de ce qui le suit tomberait dans le néant : rien n’en serait reporté sur le présent ; le présent à son tour ne réserverait rien de lui-même à l’avenir, parce qu’il ne naîtrait que pour périr aussitôt tout entier. Heureusement il n'en est pas ainsi. Comme ces coureurs antiques qui, bien qu’emportés par leurs chevaux au galop, se passaient de main en main un flambeau allumé sans l’éteindre, de même nos instans, en s'écoulant, remettent une partie de leurs richesses acquises à notre heure présente qui les laisse à nos jours à venir. La puissance bienfaisante qui établit la communication entre les parties successives de notre durée, c’est l’habitude. Mais à ce point de vue, nos momens se comportent visiblement comme les héritiers de plusieurs générations se léguant sans interruption les uns aux autres un même patrimoine. En sorte que l’habitude, dans la brève carrière de l’individu rendant à la lettre chaque acte particulier héritier en quelque chose de l’acte semblable qui l’a précédé, constitue une hérédité très réelle, malgré ses proportions raccourcies. Au fond donc, on le voit, l’hérédité et l’habitude ne sont, sous des apparences un peu différentes, que la puissance de transmission agissant ici dans l’individu, là dans l’espèce.

Certes, chez l’un comme chez l’autre, ce pouvoir n’est pas médiocre. La science contemporaine aura eu le mérite d’en avoir fait comprendre la grandeur, et M. Ch. Darwin y a contribué plus que personne. Cependant, si étendu qu’il soit, il n’est pas sans limites. Jusqu’où va-t-il donc ? Très loin, nous l’accordons. Au cours de la vie individuelle, il produit un résultat merveilleux : cette chose fuyante qu’on nomme le présent et qui, prisé en elle-même, n’est rien, puisqu’elle disparaît aussitôt qu’elle tente d’être, l’habitude la prend, l’enchaîne, la fixe. Comment ? En la rattachant au passé et à l’avenir de telle façon que cet insaisissable élément devient l’un des anneaux d’une chaîne solide. — Grâce à cet intermédiaire, il y a continuité entre les fractions de chaque existence. Au lieu de vivre au jour le jour, de consommer chemin faisant tout son lot quotidien de forces sans en rien garder, l’individu accumule, thésaurise ; il forme un capital d’énergies physiques, et intellectuelles qui va gros-