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facile, plus perfectionné cet acte qui lui a été livré comme matière première ; elle ne le créera point, puisqu’elle le suppose. Ici donc, pour employer les expressions mêmes de M. A. Lemoine, le temps ne fait rien à l’affaire. En prétendant que l’instinct est une habitude héréditaire, on repousse dans les profondeurs du passé l’origine de l’instinct ; mais on se trompe si l’on pense ainsi l’expliquer, et si l’on s’imagine la supprimer par là, on se trompe plus gravement encore.

Que les psychologues y prennent garde toutefois : le temps n’est pas le seul auxiliaire que l’hérédité procure à l’habitude ; elle lui en amène d’autres en nombre innombrable, qui travaillent sans interruption, avec les siècles pour complices, à la transformer en instinct. Concédons qu’à cette transformation complète la durée éphémère d’un individu ne suffise pas ; mais l’individu se reproduit, les familles succèdent aux familles, les générations se multiplient : des myriades de sujets reçoivent l’habitude en héritage, la prolongent, la consolident, la fixent tant et si bien, qu’à la fin rien plus ne la distingue de l’instinct. En effet, à ce point de sa croissance, à cette date de son âge, comme l’instinct elle a la puissance aveugle et irrésistible, et comme lui elle appartient à des races tout entières. Soyez justes, — diront les partisans de l’hérédité, — et convenez qu’une aussi profonde ressemblance équivaut à l’identité.

Il n’est pas facile, je l’avoue, de résister aux fascinations d’une certaine science. Elle procède par accumulations énormes. De même que dans nos pièces de théâtre modernes les fortunes et les héritages ne se chiffrent que par millions, de même dans les traités d’histoire naturelle les centaines de mille de siècles ne coûtent pas plus que les millions de générations. Dès qu’une difficulté se présente, on la submerge dans un océan d’années, et, ainsi diluée, on l’estime résolue. Lorsqu’un phénomène ne s’explique pas aisément par l’existence de l’individu, on l’étend à d’interminables successions de races, et ainsi éparpillé dans des multitudes indéfinies, on s’imagine l’avoir rendu plus aisé à saisir. Dans les amas de faits dont on accable les esprits, tantôt les différences s’effacent, tantôt les ressemblances s’exagèrent. C’est le travail et le devoir des penseurs de rétablir la simple vérité : travail ingrat, parce que presque toujours il mécontente et souvent il irrite ceux qui aiment la séduction des mirages.

Le mirage, dans la recherche qui nous occupe, c’est que, regardés de loin, par masses, ces faits ont l’air d’attester que la loi d’hérédité est absolue. La simple vérité, c’est qu’étudiés de près, en détail, ils ne démentent pas cette loi, mais attestent que la puissance en est limitée. Tous ceux qui invoquent avec une confiance excessive la transmission héréditaire se sont-ils demandé quel se-