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La question de l’habitude a en philosophie une importance considérable. Chaque fois que ce phénomène reçoit une lumière nouvelle, une foule d’autres faits sont aussitôt éclaircis. C’est pourquoi des penseurs de puissance diverse, Aristote, Leibniz, Th. Reid, Maine de Biran, M. Ravaisson, en ont tour à tour entrepris l’étude. Tenant pour acquise une partie des résultats proposés par ses devanciers, M. Albert Lemoine n’a eu d’autre prétention que d’y ajouter quelque chose ; mais cette modestie lui a réussi. Avec une ténacité de recherche dont les esprits comme le sien sont seuls capables, il a mis à nu la racine même de l’habitude, et sur-le-champ la définition acceptée du phénomène a subi une grave modification. « L’habitude, avait dit un maître de l’antiquité, se forme peu à peu par suite d’un mouvement qui n’est pas naturel et inné, mais qui se répète fréquemment. » À cette formule, le psychologue français apporte plusieurs corrections. D’abord il n’est pas nécessaire que le mouvement qui deviendra l’habitude soit répété : il suffit qu’il soit prolongé. En second lieu, la répétition d’un acte, loin d’être la cause de l’habitude, en est plutôt l’effet. Enfin, et c’est ici le point capital, l’origine véritable de l’habitude, ce n’est ni la répétition, ni la prolongation de l’acte, c’est le premier mouvement. « Seul, le premier mouvement qu’aucun autre n’a précédé, qui n’en répète aucun autre, ne doit rien à l’habitude. C’est à lui au contraire que l’habitude doit sa naissance. » — « L’habitude, si facile et si prompte qu’on la fasse, sitôt qu’elle intervienne, ne peut tout au plus commander que le second acte ; elle est de toute nécessité étrangère au premier qui s’accomplit sans elle. » Où sera la raison de ce premier acte ? Très probablement dans la nature primitive de l’animal. Or si cette nature primitive, — ne fût-elle que l’aiguillon du besoin et la tendance à obéir au besoin par le mouvement, — si cette nature primitive est ce qu’on nomme l’instinct, il est donc certain d’une part que l’instinct n’est pas l’habitude, puisqu’il la fonde, et d’autre part que l’instinct est quelque chose.

Parfois Condillac, variant un peu sa formule, laisse de côté le mot expérience. Il prétend alors que c’est par la réflexion que les animaux contractent leurs habitudes, et que l’instinct n’est autre chose que l’habitude, débarrassée de la réflexion qui l’a formée. À ce compte, l’instinct serait un fait ultérieur, dérivé, tandis que la réflexion devrait être considérée comme un fait primitif, bien plus, comme une origine ; mais chacun sait, et le mot l’exprime, que l’acte de réfléchir est un mouvement en arrière, un retour de la pensée sur un de ses états précédens. En supposant que l’animal fût capable de réflexion, celle-ci ne pourrait forger une habitude qu’avec un mouvement, un acte antérieur déjà accompli au moins une fois sans réflexion et qui lui servirait comme de matière. On en revient