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Parmi les écrivains qui suppriment l’instinct en l’identifiant avec la raison, Montaigne est le plus considérable. Il n’est pas bon que les hommes de génie s’attaquent sans préparation à des problèmes qui requièrent l’emploi d’une analyse régulière et attentive. Presque toujours ils se trompent, et l’erreur qu’ils jettent dans la science, protégée par l’autorité de leur nom, prend et garde trop longtemps la place de la vérité. L’opinion de Montaigne sur l’intelligence des animaux est encore en crédit aujourd’hui : certaines personnes l’estiment vraie uniquement parce qu’il l’a exprimée. L’auteur des Essais est si séduisant ! « Quand nous voyons, dit-il, les chèvres de Candie, si elles ont reçu un coup de traict, aller, entre un million d’herbes, choisir le dictame pour leur guérison,… pour quoi ne disons-nous de même que c’est science et prudence ? » : Le motif qu’il donne de ce jugement est spécieux : « Nous devons conclure de pareils effets pareilles facultés, et de plus riches effets des facultés plus riches. » À ce compte, il faudrait affirmer que tels ou tels animaux nous sont supérieurs, puisqu’ils accomplissent des travaux dont l’homme est incapable dans les mêmes conditions. Montaigne en fait lui-même la remarque, réfutant ainsi son propre paradoxe ; mais la correction passe inaperçue, et c’est le paradoxe qui est répété.

Que cette singulière théorie de Montaigne ne soit qu’une boutade, ou un argument de sceptique, comme l’insinue M. A. Lemoine, elle n’est pas soutenable. La thèse opposée ne l’est pas davantage. Si les bêtes ne sont pas raisonnables à l’égal de l’homme, elles ne sont pas non plus dépourvues de toute intelligence : en les assimilant à de pures machines telles qu’une montre ou un tourne-broche, Descartes est tombé dans un autre excès. L’automatisme des animaux n’était qu’une hypothèse, conforme sans doute à la métaphysique du système, mais en opposition avec les faits et que le témoignage des faits a renversée. Toute une armée de gens d’esprit s’insurgea contre cette conception bizarre, si bien que jamais théorie philosophique ne suscita autant de piquantes réfutations[1]. Parmi les argumens dont on se servit pour la combattre, quelques-uns méritent d’être rappelés, parce qu’ils sont, sous une forme spirituelle, la condamnation décisive de l’erreur par le bon sens. Mme de Sévigné, par exemple, refusait de ne voir qu’une machine dans sa chienne Marphyse. Elle écrivait là-dessus à Mme de Grignan, trop zélée cartésienne : « Parlez un peu au cardinal de vos machines ; des machines qui aiment, qui ont une élection pour quel-

  1. Les pièces les plus intéressantes de cette polémique ont été reproduites par M. F. Bouillier : Histoire de la philosophie cartésienne, 3e édition, t. Ier, ch. VII.