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grand coup pour la France ; mais elle se l’est attiré par son obstination à se refuser à tout arrangement raisonnable. Je penche à croire que Thiers a été égaré par Ellice[1] et par Guizot ; il a cru que le cabinet anglais ne ferait jamais ce dernier pas… Thiers sans doute commence par écumer ; mais nous ne sommes pas gens à nous épouvanter d’une menace, et il est trop sage pour faire des folies qui le mettraient en collision avec l’Angleterre, sans parler des trois autres puissances. Vous dites que Thiers est un ami chaud, mais un dangereux ennemi ; c’est possible. Je doute pourtant qu’on puisse avoir confiance en lui comme ami, et, me sachant dans mon droit, je ne le crains pas comme ennemi. »

M. Guizot était venu à Londres, pénétré d’admiration pour un pays dont il avait raconté l’histoire et dont il vantait les institutions. Les fumées d’admiration dont l’enveloppait, aristocratie britannique lui dérobèrent peut-être trop longtemps les secrètes menées de lord Palmerston ; son âme hautaine et droite ne s’ouvrait pas facilement an soupçon. Quand il sut la vérité, il dit à Palmerston qu’il serait nécessaire désormais pour la France d’être « en force, en grande force, dans le Levant. » — « Soit ! écrit Palmerston en relevant le mot, nous ne serons effrayés par aucune force navale dont on fera parade. Nous irons tranquillement notre chemin, comme, i cette force était encore à Toulon. La France sait bien que, si cette force supérieure s’avise de se mêler de la nôtre, c’est la guerre. « Il souligne le mot à dessein. Il n’y croit pourtant pas, à cette guerre, « Louis-Philippe n’est pas homme à jouer cette partie. « Le 18 septembre, M. Thiers reçoit Bulwer à Auteuil. « J’ai, lui dit-il, des dépêches de Walewski (qui avait été envoyé en mission spéciale auprès de Méhémet-Ali). Sa négociation avec le pacha est terminée. » H en fait connaître les termes, lui déclare que la France approuve les demandes formulées par le pacha. « Si vous pouvez persuader au sultan et aux autres puissances d’accepter ces conditions, nous pouvons reprendre l’entente cordiale. Sinon, après les concessions que nous avons obtenues de Méhémet-Ali, nous sommes tenus de le soutenir. » Puis, le regardant entre les yeux, il ajouta gravement : « Vous comprenez, mon cher, la portée de ce que je viens de dire. — Parfaitement, répondit Bulwer. »

Palmerston ne s’alarma pas de cette « menace mystérieuse, » — « mais, écrit-il à Bulwer, si Thiers reprend jamais avec vous la langue de la menace, si indistincte et vaguement ombrée qu’elle soit, ripostez et allez jusqu’aux dernières limites de ce que je vais vous dire… Dites-lui que, si la France jette le gant, nous ne refuserons pas de le ramasser ; que, si elle commence la guerre, elle

  1. On connaît bien dans le monde politique Ellice, qui pendant si longtemps a été un conseiller officieux de la diplomatie anglaise.