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historiques de cette période, un Arnaud de Cervolle, un Eustache d’Auberchicourt, un Galehaut de Ribemont par exemple, on dirait que les personnages mêmes de ces romans ont pris corps et sont entrés dans la vie réelle. »

L’influence qu’exerçaient les romans qui avaient remplacé les chansons de geste tenait vraisemblablement à ce que l’on ne se contentait plus d’écouter ici et là les jongleurs qui allaient, s’accompagnant de la vielle, en chanter aux curieux des morceaux. On faisait recueillir et copier les manuscrits de ces poèmes pour les conserver soigneusement. Le seigneur à son foyer s’en faisait lire ou réciter les divers épisodes. Le jongleur avait d’abord pris la place de l’ancien barde, il devint ensuite le poète à gages qu’à diverses époques les grands ont entretenu à leur cour. Le seigneur riche commandait de ces compositions dont il raffolait à des jongleurs. Il leur en demandait des rédactions plus appropriées à son intelligence et à ses idées. On remaniait, on retouchait, on allongeait les anciens poèmes, en même temps qu’on les rajeunissait. On y exagéra les procédés des véritables trouvères ; on y abusa des aventures en Orient, des enchanteurs, des fées et de tout le merveilleux. Quand les poètes des XIIIe et XIVe siècles ne s’adressaient pas à la noblesse, ils donnaient à leur langage un autre accent, ou du moins ils introduisaient dans leurs récits à l’usage des bourgeois et des manans des passages conçus dans un tout autre esprit. Aux traits qu’ils décochent alors on reconnaît la jalousie du tiers-état contre la noblesse et cet esprit frondeur du Français qui ne ménage pas plus les gens d’église que les gentilshommes. C’est que le roturier commence à vouloir secouer le joug. Il n’était point question de lui dans les chansons de geste, mais aux XIVe et XVe siècles il entend avoir sa place dans les récits dont on s’amuse, et tel roman, celui de Hugues-Capet par exemple, n’est qu’une sorte de pamphlet écrit dans l’intérêt de la bourgeoisie et des corporations marchandes.

La noblesse, en devenant un peu moins illettrée, n’en fut donc pas pour cela moins guerrière ; au contraire, elle ne le devint que davantage. Seulement la guerre qu’elle faisait changea de caractère. Les nobles y portèrent les habitudes qu’ils avaient prises dans les tournois et que le jongleur aimait à prêter à ses héros. Une guerre était à leurs yeux moins un moyen d’imposer à l’ennemi sa loi en ruinant, en accablant les forces qu’il vous opposait, qu’une façon de vider une querelle en défiant son adversaire à une lutte de bravoure. Une bataille n’était, à tout prendre, pour le chevalier, qu’une forme agrandie du combat judiciaire, genre de procédure longtemps usitée. Saint Louis l’avait sans doute aboli, mais la