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VIII

Chaque art demande une espèce particulière d’imagination ; celle qui est indispensable au sculpteur n’est pas la plus commune. Les vastes combinaisons ne sont pas de son ressort. Il n’est pas tenu d’avoir beaucoup d’idées, il est tenu de creuser sa pensée avec acharnement et d’en voir le fond ; il n’est pas besoin que son imagination soit très étendue, il est nécessaire qu’elle soit intense. Le sculpteur a devant les yeux deux choses, son modèle et son sujet, et il faut que par un effort de son esprit il voie son sujet dans son modèle, qu’il l’y voie continuellement, jusqu’à l’entier achèvement de son œuvre. C’est par une sorte d’élaboration lente, pénible, opiniâtre, qu’il parvient à transformer en une Sapho quelque jolie Napolitaine à l’œil pensif ; s’il ne s’inspire pas assez de sa Napolitaine, l’accent de la réalité lui manque, et l’éloquence de son art est gâtée par les amplifications de la rhétorique ; — s’il s’en inspire trop, il diminue son idée et il s’expose à ce qu’un jour, en regardant sa Sapho, quelqu’un se souvienne de l’avoir aperçue mangeant du macaroni chez un traiteur de la rue Lacépède. Diderot parle d’un jeune artiste qui, avant de commencer son travail, se mettait à genoux et s’écriait du plus profond de son cœur : « Mon Dieu, délivrez-moi du modèle. » Il est toujours bon d’invoquer la grâce divine ; mais le meilleur moyen de se délivrer du modèle est encore d’avoir beaucoup d’imagination.

On a vu au Salon trois statues de Baigneuses en marbre blanc. Des trois sculpteurs de talent qui les ont faites, un seul est parvenu à se délivrer du modèle. M. Antony Noël a voulu représenter une femme qui vient de se baigner. Debout, appuyée sur la jambe droite, la taille un peu creusée, elle lève les bras pour rajuster sa chevelure, que l’immersion n’a pas trop dérangée. Nous ne savons quelle a été précisément la pensée de l’artiste, d’ordinaire mieux inspiré. S’il a voulu rendre ce sentiment de bien-être, cette détente nerveuse qui suit le bain, il n’a pas réussi à dégager son idée. Que signifie l’attitude de sa baigneuse ? On ne sait si elle arrange ses cheveux ou si elle s’étire péniblement ; on ne perçoit dans ce marbre aucune sensation de bonheur, on croit plutôt y découvrir la lassitude d’un modèle qui a longtemps posé, qui s’ennuie, et qui pardessus le marché a quelque chose de mesquin dans les contours, d’étriqué dans les lignes. Mme Léon Bertaux a mieux su choisir le sien, et son marbre est aimable de formes, arrondi, grassouillet, appétissant, plein de grâces et de blandices ; il respire une honnête