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arrivait en tumulte. — En rang ! — cria le sous-lieutenant aux dix hommes qui fermèrent la rue, tandis qu’il arrêta la tourbe à dix pas de lui. C’étaient de pauvres gens en haillons, aux faces livides, n’ayant plus que les os et la peau, roulant des yeux égarés, à la fois abîmés et endurcis par de longues souffrances et montrant une sorte d’abattement farouche. — Nous voulons nous en aller ! cria l’un d’eux, et ce cri fut répété par les autres ; la foule ondoya comme la mer qui va se soulever. — Pourquoi vous en aller ? — demanda Cangiano d’une voix résolue, mais sans dureté, sans colère. Il faut s’entr’aider, résister ensemble aux malheurs communs ; vous les aggravez quand chacun ne pense qu’à soi, ne fait rien pour les autres. Nous sommes venus vous secourir. — Nous voulons nous en aller ! — reprit la foule qui devint menaçante, ceux qui étaient derrière poussant les autres deux ou trois pas en avant. — Allons ! reculez ! dit Cangiano avec le plus grand calme, et suivez mon conseil. Que les femmes et les enfans rentrent dans les maisons, que les hommes restent avec mes soldats pour les aider à enterrer les morts ! — Nous ne voulons pas mourir ! — répondit impérieusement la multitude, et, poussant une clameur confuse, elle se mêla encore et oscilla comme pour prendre son élan et se jeter contre les soldats. — Vous le voulez ? Soit ! cria l’officier. — Et, se tournant, il cria : — En joue ! — Les fusils s’abaissèrent, et la foule, en jetant un cri d’effroi, disparut en un clin d’œil dans les rues latérales. Les dix soldats qui étaient derrière rejoignirent les premiers.

— Il faut ici de la fermeté et du courage, reprit Cangiano : il s’agit d’enterrer sur le champ les morts. Que la moitié d’entre vous battent la campagne et ramènent de force autant d’hommes qu’ils pourront ; que les autres demeurent ici avec moi. — Ainsi fut fait : ceux qui restèrent, après avoir fouillé tout le village en quête de bêches, de pieux, de planches, de charrettes, de tout ce qui pouvait servir à leur tâche funèbre, allèrent creuser des fosses dans le cimetière voisin. D’autres balayaient les rues et en écartaient les monceaux de rebuts fétides qui gênaient la circulation et soulevaient le cœur. Pendant ce temps, Cangiano cherchait une maison qui pût servir d’hôpital, et tout en la cherchant, il adressait aux passans de chaudes prières et de bonnes paroles. La maison trouvée, il la fit vider d’abord, puis la remeubla de tous les lits qu’il put ramasser dans les habitations abandonnées. Sur quoi il alla lui-même, suivi de quatre soldats, frapper à toutes les portes en demandant qu’on lui laissât enlever les malades, en promettant de les faire soigner, de secourir leurs familles : on lui répondit partout qu’on ne voulait pas. Il s’épuisa en prières, en menaces, il offrit même de l’argent : tout fut inutile. Alors il dut faire de la charité