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une certaine distance ; quatre ou cinq femmes l’arrêtèrent en lui demandant : — Que portes-tu là ? — Il eut la mauvaise idée de répondre une sottise ; aussitôt la fiole, les plats, la serviette, furent sous les pieds d’une foule qui jaillit, comme par enchantement, de tout le sous-sol d’alentour. Le pauvre trabant eut à peine le temps de se sauver à toutes jambes. Une autre fois, trois soldats mal avisés sortirent de la ville, et passèrent devant un groupe de maisons ; l’un d’eux s’arrêta pour regarder un enfant qui creusait avec ses mains une petite fosse. — Le bel enfant ! dit-il, en se penchant vers lui et en lui faisant une caresse : — Vite, vite ! cria une femme qui était là. — Vite, vite ! Il y a des soldats qui tuent ton fils ! — Un cri aigu sortit de la maison, une porte s’ouvrit avec violence ; une autre femme en sortit, hurlant comme une lionne à qui l’on viendrait enlever ses petits ; elle se rua sur l’enfant, l’étreignit dans ses bras, rentra comme la foudre, poussa la porte derrière elle, reparut à une fenêtre, et avec le geste d’un bras qui lancerait une pierre, elle cria au soldat, d’une voix étranglée : — Malédiction !

A Bocco di Falco, petit village près de Palerme, on soupçonnait et même on désignait par leurs noms bon nombre d’empoisonneurs, entre autres un pauvre marchand forain qui, tous les deux ou trois jours, traversait le pays pour se rendre à la ville. Ce malheureux portait des cheveux longs, des vêtemens étranges, avait un air un peu farouche et disait peu de paroles ; en temps ordinaire, on l’aurait pris tout bonnement pour un jettateur. Des bandes de loqueteux, armés de bêches et de triques pour donner la chasse aux débitans de poison, rencontrèrent l’infortuné colporteur et, lui barrant le chemin, lui crièrent : — Combien en as-tu tué aujourd’hui ? — Dix, répondit l’homme, qui se moquait d’eux, mais sans rire. — Il n’en fallut pas davantage pour amener des voies de fait. Un coup de pied fit voler en l’air la cassette où le marchand ambulant serrait sa mercerie, : — Voilà pour commencer, dit l’homme qui venait de porter ce premier coup. Montre-nous à présent avec quoi tu assassines. — Moi ? répliqua le malheureux. Mais c’est vous qui m’assassinez ! — Aussitôt il reçut au menton un coup de poing qui lui remplit la bouche de sang ; une main le prit aux cheveux, une autre à la gorge ; toutes les triques, les bras et les pieds frappaient sur lui furieusement. Sa tête alla donner si violemment contre un mur, que le mur en devint rouge. Des ongles lui entraient dans les joues et dans le cou. — Nomme tes complices ! criaient ces forcenés, nomme tes complices ! — En ce moment, un nouveau tumulte éclata de l’autre côté de la rue ; c’était un second empoisonneur qu’on venait de reconnaître et d’assaillir : on lâcha le premier pour tomber sur l’autre. Le colporteur put se jeter dans une maison dont il referma la porte sur lui ; il entra dans une chambre dont la fenêtre