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faire aucun mal. Ce n’est pas le soldat qui se venge. Tu vois celui-ci (il montra le blessé), si tes compagnons voulaient te « faire cadavre, » cet homme se jetterait entre eux et toi, et gagnerait un autre coup de pierre à te défendre. — Sur quoi l’officier fit un discours adressé à la fois au prisonnier et aux curieux de sa bande, qui l’avaient suivi de près et qui écoutaient à la porte. Ce discours faisait l’éloge du soldat qui défend le peuple non-seulement contre l’étranger, mais aussi contre les brigands ; non-seulement contre les brigands, mais même contre les épidémies. À ces paroles (voilà qui est bien italien), le jeune radical fondit en larmes et tomba aux pieds du soldat qu’il avait offensé. Il faut de l’éloquence aux âmes naïves. Ce bon mouvement lui valut sa grâce, et la foule, qui écoutait à la porte, battit des mains. L’émeute était réprimée.

« Même contre les épidémies » disait l’officier, et il avait le droit de le dire : les souvenirs de 1867 étaient encore récens. En 1867, le choléra s’était abattu sur la Sicile avec une épouvantable fureur. La superstition, la misère, semblaient d’accord avec le fléau dont elles secondaient les ravages ; les syndics (les maires) et presque tous les officiers civils quittaient leurs postes ; les villages se vidaient à la première alarme ; les riches déménageaient tous ensemble, comme à l’approche d’une invasion, et tous ceux qui pouvaient vivre quelques jours sans travailler se dispersaient par les campagnes. Les précautions recommandées par l’administration étaient regardées comme inutiles ; les populations, hébétées par la peur, refusaient de s’y soumettre ; quantité de villages étaient livrés à eux-mêmes, dépourvus de médecins et de pharmaciens. Une disette avait affamé le pays l’année précédente, et les maigres récoltes du dernier été n’avaient pu réparer le mal. Les bestiaux, frappés aussi d’une épizootie, tombaient comme les mouches aux premières pluies de l’hiver ; des milliers de familles n’avaient plus pour se nourrir que de l’herbe et des figues d’Inde. Il s’était répandu dans le peuple cette étrange superstition, que les cholériques paraissaient morts, mais ne l’étaient pas réellement ; qu’au bout de peu de temps ils revenaient à la vie. Aussi résistait-on à l’autorité, qui voulait enlever les cadavres ; on les recelait frauduleusement dans les maisons, on les jetait dans les puits. On ne les laissait porter au cimetière qu’à la condition qu’ils n’y fussent pas enterrés dans des fosses : il fallait les y déposer seulement et les y laisser découverts. Ajoutons les bruits répandus par les bourbonniens et par les prêtres : à les entendre, tout ce qui était soldat, carabinier, percepteur, tout ce qui de près ou de loin touchait à l’administration ou à la force publique, était capable d’empoisonner les gens ; les Siciliens le croyaient, car depuis les siècles bien reculés où ils ont cessé de s’appartenir, ils ont toujours dit : « Notre ennemi, c’est notre maître. » Certains