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nous avions perdu la mémoire. Un grand cri partit tout à coup à quelques pas de la tente, un second cri plus loin, un troisième plus près, un millier de voix éclatèrent d’une extrémité du camp à l’autre, et l’on entendait en même temps un bruit de pas précipités : tout notre régiment courait vers la route, et non-seulement le nôtre, mais plusieurs autres encore campés autour de nous. Je suivis la vague. Tous ces hommes, écrasés tout à l’heure, battaient des mains, riaient des yeux, avaient des ailes. Deux carabiniers à cheval passèrent sur la chaussée, le sabre nu ; derrière eux roulait une voiture. Toutes les têtes se découvrirent, tous les bras se levèrent, toutes les bouches poussèrent un seul cri. La voiture passa, les soldats revinrent ; mais l’aspect du camp avait changé : tous les cœurs s’étaient repris à croire, à espérer, aucun de nous ne resta sous la tente, et la vie allègre et tapageuse se ranima partout à la fois. Les fanfares jouèrent les marches connues et rendirent à nos cœurs les enthousiasmes, les palpitations des jours précédens. — Ah ! disions-nous, l’on se battra encore. — Celui qui avait passé dans cette voiture était Victor-Emmanuel.

On le voit, les Italiens sont vite consolés, vite relevés ; ils parlent de Custozza comme nous ne parlerions pas de Sedan. Cependant le narrateur ne s’arrête pas trop sur les souvenirs de 1866. Il a des faits plus heureux à nous raconter, et qui montrent bien l’œuvre morale accomplie par l’armée italienne. Voici une histoire intitulée la Médaille : tâchons de l’abréger sans trop la mutiler.


III

« Toujours cet air nuageux, cet air farouche ! pensait un jour un capitaine après avoir passé l’inspection de sa compagnie. Mais pourquoi donc ? Que lui ai-je fait ? » Il pensait à un soldat abruzzais qui, pendant l’inspection, l’avait regardé de travers. Le jour où cet homme était entré au régiment avec les autres conscrits, portant encore leurs habits de paysans ou d’ouvriers, le capitaine l’avait toisé du haut en bas avec un air de curiosité railleuse, et avait dit à l’oreille d’un lieutenant : — Regardez-moi cette figure prohibée ! — Le conscrit avait retenu ce sourire ; après quoi, conduit au vestiaire, il s’était affublé de la première capote venue, et le capitaine, en le voyant ainsi fagoté, les bras dans des manches qui pendaient un bon palme au-delà des mains, et les jambes perdues dans de longs pans qui tombaient jusqu’à terre, le capitaine rit très fort et dit très haut : — Tu as l’air d’un sac de chiffons. — L’Abruzzais répondit à cette facétie par un regard de bas en haut, qui partit comme un coup de pierre. Une autre fois, sur la place d’armes, pendant qu’on enseignait aux conscrits le pas