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répétèrent les soldats, et le bruit, en un éclair, se répandit dans tout le bataillon qui accourut en criant : — Vérone !

Ecco apparir Gerusalem si vede,
Ecco additar Gerusalom si scorge,
Ecco da mille voci unitamente
Gerasalemme salutar si sente[1].

Les quatre bataillons, tout le régiment se réunit sur la colline. — A vos places ! Baïonnette au canon ! — crièrent les officiers. Survint à cheval l’aide-de-camp du colonel ; il s’approcha du major et lui dit quelques mots à l’oreille. — En avant ! — Le bataillon s’ébranle, franchit la crête et descend la pente qui dévale vers l’ennemi. J’allongeai le cou, mais je ne pus rien voir : la première compagnie bouchait la vue ; je regardai en arrière, les autres bataillons nous suivaient lentement. Tout à coup, la dernière compagnie se trouvant sur un pli de terrain, j’aperçus fort loin, dans les arbres, un mouvement et une lueur. Au même instant, un terrible éclat de coups de sifflet partit à droite, à gauche, à mes pieds, sur ma tête ; des cris déchirans bruirent à quelques pas de moi. Devant nous roulait un gros nuage de fumée blanche. — A la baïonnette ! — gronda la voix de tonnerre que nous connaissions, et aussitôt après : — Savoie ! — Savoie ! Savoie ! — répondaient mille voix frémissantes, et le bataillon, au pas de charge, se jeta dans la fumée qui nous aveuglait. Une nouvelle éruption de sifflemens augmenta le tumulte, mais la voix de tonnerre répétait toujours : — En avant ! en avant ! — puis : — Halte ! — Où sommes-nous, où est l’ennemi ? que fait-on maintenant ? quelle fumée ! Le bataillon était dispersé. Une maison se dessina vaguement dans le brouillard : on tirait sur nous des fenêtres. — A la baïonnette ! — criaient des voix assourdies par la fusillade. On s’élança vers la maison, mais par où entrer ? On trouva la porte à tâtons, on se jeta dans la cour où flottait un drapeau entouré d’hommes et de baïonnettes baissées qui attendaient sans remuer. Courons-leur sus, baïonnette contre baïonnette ! Le choc fut rude et fit tomber quelques hommes ; d’autres, derrière eux, restèrent debout. Alors commença une tempête de coups qu’on entendait sans les voir ; les fusils se croisaient, se heurtaient avec un bruit aigre, et grinçaient en se brisant. La mêlée devint horrible ; les combattans formaient un groupe confus de contorsions violentes, de têtes nues qui saignaient, de baïonnettes empoignées, de gorges serrées, de bras et de jambes entrelacées ; les visages semblaient collés l’un à l’autre ; on entendait des hurlemens étouffés, entrecoupés

  1. « Voici Jérusalem, et les yeux la découvrent ; voici Jérusalem, et les bras sont tendus vers elle, et l’on entend mille voix crier ensemble : Jérusalem ! Jérusalem ! (Jérusalem délivrée du Tasse, III, 8.)