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Tous regardent à droite, sur un point de la colline où s’élève une petite maison : une autre bande plus large, plus profonde, hérissée aussi de baïonnettes qui étincelaient au soleil, marchait contre la première. Entre les deux troupes, l’espace diminuait de seconde en seconde et nous le mesurions en frémissant. Les deux colonnes marchaient sans interruption l’une vers l’autre, et l’espace qui les séparait diminuait toujours. Tout à coup, presque en même temps, à droite et à gauche, nous vîmes briller, puis descendre et s’éteindre une vive lueur : les uns et les autres avaient baissé leurs baïonnettes. Aussitôt après, tous se mirent au pas de course : un cri qui dut être formidable arriva bien assourdi jusqu’à nous. Les troupes s’étaient heurtées : l’une d’elles plia, s’élargit, se brisa, s’éparpillant à droite et à gauche ; elle était en fuite. Un nouveau cri, cette fois un cri de joie, tomba jusqu’à nous, et nous y répondîmes tous ensemble d’un seul cœur.

La troupe victorieuse s’arrêta un instant, puis se remit en marche, poursuivant les fuyards et s’éloignant derrière eux ; s’amoindrissant à vue d’œil, elle ne fit plus qu’un point noir et disparut. — À nous autres maintenant ! — cria le major de sa voix tonnante. Aussitôt tous se levèrent et se mirent en rang, l’arme au bras ; nos hommes paraissaient tranquilles et joyeux, le drapeau ne bougeait pas, tenu d’une main ferme. Ces gens-là mourront ou verront les épaules des ennemis. — En avant ! dit le major ; — en avant ! — répètent les officiers, et le bataillon gravit la colline. La compagnie qui est en tête s’arrête un moment devant une haie qui lui barre le chemin ; les compagnies qui suivent se tassent derrière elle ; la lourde colonne se serre, oscille sur le terrain inégal, s’élargit, s’amincit tour à tour, s’ouvre et se referme, se disperse et s’agglomère à pas inégaux, avec des élans et des arrêts subits, par bonds et par secousses : on se coudoie, on se heurte sans cesse, l’un poussant l’autre en arrière ou en avant. Haut les jambes, voici une haie ! Voici un fossé, qu’on le saute ! un tertre, qu’on y grimpe sans se débander ! Un fouillis de branches vous fouettent les yeux : écartez-les des mains, baissez vos têtes ! Une vigne vous arrête, un coup de sabre, et la vigne à bas ! Les herbes, les haies, les arbustes, les sillons, les sentiers, tout se déforme et disparaît sous ce poids, ce piétinement, ce débordement d’hommes. Le terrain se venge ; il devient pierreux, escarpé ; courage ! On s’aide des mains et des genoux, on s’appuie sur la crosse des fusils, on se retient aux mottes d’herbe, aux tiges de plantes, aux racines ; on rampe, on s’accroche, on se cramponne où l’on peut ; les forces s’épuisent, le soleil cuit, les poitrines brûlent, quantité d’hommes sont tombés et tendent les bras. N’y prenez pas garde et regardez là-haut ; encore un bon