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corruption ; il ne fut pas difficile de prouver aux simples gens que le nouveau régime qui, lui aussi, maintenait l’ordre et levait des impôts, n’était pas moins oppresseur, pas moins corrompu que l’ancien. De là une coalition d’habiles et de naïfs, de cléricaux et de radicaux, de fabricans ruinés qui protestaient contre la liberté du commerce, de grenouilles qui réclamaient contre le dessèchement des marais, de camorristes et de brigands qui ne voulaient pas être gênés dans leur industrie, de plébéiens qui trouvaient la vie chère et qui ne voulaient pas apprendre à lire, enfin (il faut le dire) d’honnêtes gens révoltés contre les abus persistans de l’administration. On ne pouvait balayer en un jour des bureaux où, des siècles durant, tant de régimes crottés avaient accumulé leur boue.

Pour combattre tant d’ennemis coalisés, qui l’auraient disloquée en fort peu de temps, l’Italie n’eut guère qu’une force à sa disposition, l’armée. L’armée eut affaire à la fois aux Autrichiens, aux brigands et aux émeutiers : ce fut une rude besogne. Contre les Autrichiens, elle eut moins de succès que de bonheur : c’est par des revers que l’Italie gagna Mantoue et Vérone, Padoue et Venise. Ce fut pour elle une double chance ; on dit que la victoire gâte les meilleures gens et congédie la liberté. Contre les brigands, la guerre fut longue, acharnée, souvent héroïque, riche en exploits obscurs qu’un Arioste eût illustrés sérieusement. C’est surtout dans sa conduite contre les émeutiers que l’armée mérita tous les éloges. Elle devait se faire aimer des populations qu’elle était forcée de contenir ; il lui était enjoint de rétablir l’ordre sans violence, de supporter même les affronts avec patience et de ne répondre qu’aux voies de fait. On verra comment l’armée s’acquitta de cette tâche ingrate. Dans les guerres civiles, plus furieuses que les autres, quoi de plus rare et de plus beau que la charité dans la répression ?

Voilà ce que l’armée fit de ses fusils ; mais elle eut beaucoup d’autres choses à faire. On peut dire que, pendant bien des années, elle représenta seule l’unité nationale, qui était dans les lois, mais non encore dans les mœurs. Ce fut elle qui rallia les hommes de toutes-les provinces, rapprocha le Sicilien du Piémontais et le Calabrais du Lombard : elle agit sur le peuple et sur la jeunesse. Elle devint une école où les plus illettrés, les plus arriérés apprirent d’abord l’Italie et l’italien, puis l’alphabet et la grammaire, la propreté, la discipline, le respect de soi et des autres, du mien et du tien, un peu de droit, beaucoup de morale, la différence qui existe entre le mal et le bien, les avantages de la justice et la beauté de l’honneur. Tout cela était de l’hébreu pour les montagnards, qui voyaient dans le malandrin Crocco un grand homme. Les années de service expirées, ces paysans dégrossis retournaient dans leurs hameaux avec des idées nouvelles, avec des goûts de lecture et