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autrefois si prospères, c’est qu’elles trouvaient dans la configuration de leurs côtes et leur situation maritime des avantages que le temps leur a ravis. Narbonne, à l’époque des Romains, communiquait directement avec la mer ; elle avait sa lagune parsemée d’îles, comme Venise, entre lesquelles un chenal profond laissait passer les lourds bateaux de commerce et les trirèmes de la flotte impériale. Sur ses quais, dans ses marchés, s’étalaient les richesses du monde. Aujourd’hui la lagune s’est atterrie, la mer à reculé, et Narbonne a cessé d’être un entrepôt du commerce. Arles n’a pas joui d’un sort plus heureux ; elle était placée aussi au fond d’une sorte de mer intérieure, sur laquelle régnait une incroyable activité commerciale ; elle avait deux ports, comme Alexandrie. L’un d’eux recevait les grands vaisseaux qui venaient de la mer et lui apportaient les marchandises de l’Orient ; dans l’autre abordait toute la batellerie du Rhône et de la Durance, qui la mettait en communication directe avec Lyon et la Gaule, tandis qu’une flottille d’utriculaires, c’est-à-dire de petits radeaux, portés sur des outres, s’aventurait sur les étangs, traversait les flaques d’eau les moins profondes et atteignait tous les rivages. C’est ce qui l’avait rendue si riche et si puissante qu’un poète du ive siècle l’appelait « la Rome des Gaules. » Malheureusement les étangs se sont peu à peu comblés avec les années. Les 17 millions de mètres cubes de sédimens de toute sorte que le Rhône entraîne avec lui tous les ans en ont fait des marais empestés ou des prairies malsaines, et avec l’activité maritime la prospérité de la Rome gauloise a disparu. Il en est de même de presque toutes les villes de ce littoral : les mêmes causes Y ont produit partout les mêmes effets ; la vie paraît s’être pour toujours éloignée de ce sol tourmenté et changeant, et il n’y a guère de rivage qui soit plus couvert de ruines.

Ce n’est pas à dire qu’on n’éprouve pas un très vif attrait à le parcourir. Le désert et les ruines ont aussi leur poésie, et, tout géologue qu’il est, M. Lenthéric n’y a pas été insensible. Il nous dit qu’il a trouvé dans cette tristesse même et cet abandon un charme qui l’a séduit. « J’ai passé sur l’une de ces pauvres plages les meilleurs jours de ma vie. Il faut avoir vécu quelque temps avec soi-même au milieu de ces vastes solitudes pour être saisi par le vague et l’étrangeté de cette nature morne, silencieuse, et qui semble garder avec recueillement la mémoire de son passé. » Il ne parle pas sans quelque attendrissement de Maguelone et d’Aigues-mortes ; il dépeint à merveille cette plaine immense et aride de la Crau, avec ses troupeaux errans de taureaux et de chevaux camargues, ses compagnies de perdrix et d’outardes, ses vols de flamans roses qui lui donnent une physionomie si orientale. « Pendant l’été, dit-il, le phénomène du mirage y est à peu près continu ; la couche d’air en contact avec les cailloux polis et brûlans de la surface s’échauffe et se dilate d’une manière prodigieuse, et l’horizon est frangé de tous