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UN POÈTE PETIT-RUSSIEN.

que Chevtchenko, malgré la défense, avait dessiné quelques esquisses, considéra comme un devoir d’avertir le gouverneur. Celui-ci, regardant d’un air sévère le zélé personnage, lui dit froidement : — Général, je n’entends pas de cette oreille-là. Veuillez passer de l’autre côté et me répéter ce que vous venez de me dire. — Le général comprit, et répéta… autre chose.

Après la mort de l’empereur Nicolas, les amis que Chevtchenko avait laissés à Pétersbourg firent des démarches en sa faveur et furent assez heureux pour obtenir sa grâce. Le poète avait subi dix années d’un cruel exil ; encore les formalités retardèrent-elles son retour pendant près d’une année. C’est ainsi, par exemple, qu’il fut retenu plusieurs mois à Nijni-Novgorod, où il vendit quelques dessins pour subvenir à son existence.

Son arrivée à Pétersbourg lui fît goûter un moment de joie. Les littérateurs russes le choyaient à qui mieux mieux. Pendant ces dix longues années, la langue petite-russienne était revenue en honneur, plusieurs s’en servaient habilement, — l’un d’eux au moins, qui signe Marko-Vovtchok, a vu ses œuvres traduites en plusieurs langues, — il y avait même à Pétersbourg un journal imprimé en petit-russien. Par ses malheurs et par l’incontestable supériorité de son talent, Chevtchenko excita dans le cercle de ses compatriotes une véritable adoration. On ne cessait de vanter autour de lui la beauté incomparable, la portée « universelle, » de ses œuvres, leur supériorité sur les œuvres des Pouchkine et des Lermontof, qui ne s’adressent « qu’à la sphère étroite des classes privilégiées… »

Pourtant il s’arracha volontairement à ces douceurs. La nostalgie de l’Ukraine s’était emparée de lui : il voulait retourner là-bas, vivre dans un petit coin de terre, sur les bords du Dnieper, avec une épouse choisie parmi les humbles paysannes dont il avait fait les héroïnes de ses poèmes. Petite-Russienne, orpheline et serve, telles étaient les trois conditions que devait remplir celle qui serait sa femme. Malheureusement il n’était plus jeune, les souffrances de sa vie l’avaient vieilli avant l’âge ; pour tout dire, il avait contracté pendant son exil l’habitude des liqueurs fortes… Quelques jeunes paysannes auxquelles il proposa le mariage refusèrent, préférant l’amour d’un serf de leur village à la gloire de partager leur vie avec un grand poète. Découragé, il revint à Pétersbourg, où il fit une proposition du même genre à une certaine Loukéria, jeune servante petite-russienne, fraîche et avenante plutôt que jolie. Celle-ci accepta d’abord, puis, presque au dernier moment, elle eut peur : elle sentait vaguement que cette union disproportionnée ne la rendrait pas heureuse, — elle refusa.

Chevtchenko fut bouleversé par cette nouvelle déception. Il écrivit