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libre et glorieuse, il faisait des plans de république idéale, d’affranchissement et de charité universelle, de fédération entre tous les peuples slaves, et il n’excluait pas la Russie de cette fédération… républicaine. Que de bouleversemens, que de siècles il faudra avant qu’un pareil rêve devienne non une réalité, mais une simple possibilité ! Chevtchenko, emporté sur les ailes de son imagination, ne trouvait nul obstacle à ses théories. Il essaya même un jour d’inventer une langue qui fût comprise en même temps par les Russes et les Petits-Russiens. Malgré les efforts de ses amis pour l’en empêcher, il écrivit un poème dans cette langue ; inutile de dire que ce fut une œuvre absolument manquée et que le poète renonça à son projet.

Cette sorte de panslavisme dont la Russie n’aurait pas été le centre, et qui d’ailleurs avait pour condition première un plan de république extrêmement audacieux, — les rêveurs, en politique, sont les plus audacieux des hommes, — cette sorte de panslavisme ne pouvait plaire au gouvernement russe. On se passait mystérieusement de main en main ces poésies à tendances, celles aussi qui, ne se bornant pas à proclamer la gloire des anciens Cosaques, pleuraient l’Ukraine et sa liberté perdue. Faut-il supposer que le gouvernement eut connaissance de ces poésies « subversives » ? Vaut-il mieux admettre, comme on le raconte, que Chevtchenko s’attira les rigueurs d’en haut par une petite pièce de vers satiriques ou il avait parlé irrévérencieusement de l’impératrice en comparant à une morille l’auguste visage ridé de la souveraine ? La seconde hypothèse paraît fort peu probable, car il y aurait disproportion énorme entre la punition et la faute. Par ordre de l’empereur Nicolas, le poète fut envoyé comme simple soldat dans la garnison d’une petite forteresse située au bord du lac d’Aral, et qui plus est, pendant que la garnison se renouvelait tous les ans, Chevtchenko devait rester toute sa vie dans cet endroit perdu ; enfin il lui était absolument interdit de dessiner ou d’écrire.

La consigne fut sévèrement observée pendant les premiers temps. Le poète, pour écrire ses vers, n’avait qu’un bout de crayon et un petit livret grossièrement broché, qu’il avait dérobé aux yeux de ses argus en le cachant dans la tige de sa botte. De 1848 à 1850, il écrivit encore une centaine de poésies, pour la plupart assez courtes. Puis la consigne se relâcha, il put avoir du papier ; mais l’inspiration ne venait plus, et il cessa d’écrire. Le dessin fut désormais sa seule distraction, tolérée, non permise. M. Ivan Tourguénef raconte à ce sujet une anecdote qui fait honneur à V. Pérovsky, alors gouverneur du cercle d’Orenbourg. Un certain général « à cheval sur la consigne », comme les aimait l’empereur Nicolas, ayant appris