trait. En 1837, — Tarass avait alors vingt-trois ans, — sa vocation parut assez sérieuse pour que le peintre petit-russien, qui était devenu son ami, essayât de le faire entrer à l’académie des beaux-arts. Le poète Joukovsky, professeur du grand-duc héritier (aujourd’hui empereur), éprouva pour Tarass une vive sympathie qu’il fit partager par toute la cour. On ne songea plus qu’au moyen d’arracher au servage ce jeune homme, qui promettait de devenir un peintre de talent. Une loterie fut organisée ; le lot était un portrait de Joukovsky peint par Brulof. Tout se passa le mieux du monde : la somme de 2 500 roubles assignats, versée entre les mains du maître, fit de l’esclave un homme libre. C’était le 22 avril 1838.
Bien des gens s’imaginent que, dans le domaine de l’art ou de la littérature, le véritable talent finit toujours par se frayer un chemin. Pourtant l’histoire est là pour nous prouver que, pendant de longues périodes, le génie refuse de germer, semblable à une graine semée dans un terrain trop aride, tandis que tel siècle réalise un ensemble de conditions inconnues qui laisse au génie poétique son développement plus ou moins complet. Quel est cet ensemble de conditions ? Nul ne saurait le dire d’une façon positive, bien que des esprits éminens aient déjà cherché la solution générale du problème. Un procédé plus modeste et plus scientifique consisterait à prendre la question successivement par ses divers côtés, par ses cas particuliers. M. Victor Cherbuliez, dans len Prince Vitale, a clairement montré comment le chef-d’œuvre du Tasse faillit être anéanti, et comment la raison du poète succomba sous la pression continue de l’orthodoxie catholique, qui devenait plus exigeante à mesure qu’elle sentait davantage l’esprit moderne lui échapper.
La biographie de Chevtchenko nous fait voir que le servage, par les conditions matérielles qu’il suppose, est un dissolvant encore plus énergique : il ne se borne pas en effet, comme les gouvernemens spirituels ou temporels, à persécuter les talens déjà développés, les œuvres déjà écrites ; il détruit inconsciemment les génies dans leur germe, en leur ôtant toute possibilité de développement. Que de hasards n’a-t-il pas fallu par exemple pour que Tarass devînt ce qu’il a été ? Supposez que son maître n’eût pas eu la fantaisie de le faire kazatchok, supposez que ce seigneur eût été d’un caractère sédentaire, qu’il n’eût pas éprouvé le besoin d’aller s’établir à Pétersbourg, supposez enfin que le futur poète n’eût pas commencé par faire preuve d’une certaine aptitude pour la peinture. Si toutes ces circonstances et beaucoup d’autres, purement fortuites, ne s’étaient pas réunies, il y a cent à parier contre un que le poète national de la Petite-Russie aurait vécu et serait mort obscurément comme laquais ou marmiton chez un propriétaire de