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UN POÈTE PETIT-RUSSIEN.

pelé ses enfans pour les bénir une dernière fois, laissa à chacun d’eux une portion de son pauvre héritage, en exceptant Tarass de la distribution. « Je ne laisse rien à Tarass, dit-il, car il est destiné à devenir un homme très extraordinaire ou un très mauvais garnement. Dans le premier cas, il n’a pas besoin du peu que je lui donnerais ; dans le second, il ne mérite rien. »

Après la mort du père, la marâtre se montra plus dure que jamais avec les enfans. Elle envoya Tarass chez un sacristain pour y recevoir les premiers élémens de l’éducation. La situation d’un écolier chez ces étranges maîtres d’école, pour la plupart ivrognes et ignorans, était à peu près la même que celle d’un apprenti chez des gens de métier. En échange de la nourriture et de quelques leçons, il devenait le domestique de son maître, mieux que cela, un esclave soumis à toutes ses fantaisies.

Tarass n’était pas seul dans la maison du sacristain. Plusieurs petits camarades y vivaient dans les mêmes conditions, et tous ensemble, notre héros en tête, se vengeaient de leur maître en lui jouant des tours pendables.

Au bout de deux ans, malgré ce système pédagogique par trop défectueux, Tarass savait lire, écrire, calculer tant bien que mal, et chanter au lutrin ; vers la fin, quand un pauvre paysan mourait, c’était le petit Tarass qui allait chanter à la place du sacristain, et celui-ci profitait de ses nouveaux loisirs pour s’enivrer de plus belle. Le chanteur improvisé recevait en paiement un kopek sur dix. Cependant le goût du dessin commençait à lui venir. Il ramassait çà et là des morceaux de papier, des bouts de crayon, et, caché au milieu des buissons du jardin d’un voisin, il se livrait à sa passion nouvelle, copiant soigneusement ce qu’il avait sous les yeux. Peut-être aurait-il trouvé supportable ce train de vie monotone s’il avait eu affaire à un maître moins brutal ; mais le sacristain, véritable despote, joignait à une extrême sévérité une injustice révoltante, et Chevtchenko, dans son autobiographie, explique par ces premières épreuves la haine qu’il conserva durant sa vie entière contre toute espèce d’oppression et de tyrannie.

La situation se dénoua, comme il arrive souvent, par la vengeance et la fuite de l’opprimé. Un jour le sacristain, plus ivre que de coutume, dormait lourdement, incapable de se mouvoir. Tarass trouva quelque part un bâton, et rendit avec usure à son maître tous les coups de verge qu’il avait reçus de lui, puis se sauva prudemment, à la tombée de la nuit. Avant de disparaître, il s’empara d’un petit livre orné d’affreuses gravures coloriées, qu’il avait longtemps convoité, et qui lui semblait être le plus précieux des trésors. Considérait-il ce larcin comme légitime, ou bien la tenta-