Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 15.djvu/934

Cette page a été validée par deux contributeurs.
928
REVUE DES DEUX MONDES.

nuer d’une façon partielle son évolution interrompue. Un certain nombre d’écrivains ont remis en honneur la langue de leur pays natal. Parmi eux, Chevtchenko brille au premier rang, par son génie comme par sa grande popularité, et malheureusement aussi par les épreuves qui ont fait de sa vie un triste et douloureux roman. Cette vie mérite d’être racontée avec quelque détail.

II.

Chevtchenko naquit en 1814, dans un petit village du gouvernement de Kief. Sa venue au monde fut le premier de ses malheurs ; mais il ne s’en aperçut que plus tard, quand il comprit ce que c’est que d’être fils de serf.

Quelques années après, sa mère mourut. Le père, trouvant trop lourde la tâche d’élever cinq enfans, se remaria pour avoir une ménagère dans sa pauvre cabane, sans se douter qu’il y introduisait en même temps une marâtre. Cette femme, injuste et grossière, était fort brutale avec les enfans, et comme le petit Tarass, mû par un sentiment inné de justice, se révoltait plus souvent que ses frères, la plus grosse part des mauvais traitemens lui était réservée. Pour se débarrasser de lui, sa belle-mère l’envoyait garder les veaux et les cochons. Ayant pour toutes provisions de bouche un morceau de pain, il passait les longues journées d’été dans la steppe verte parsemée çà et là de kourganes. C’est au pied de ces tumulus mystérieux qu’il se reposait, aux heures les plus chaudes du jour, écoutant bruire dans ses oreilles le vent qui frôlait les hautes herbes. La jeune imagination du futur poète amassait là des trésors d’impressions naïves qui devaient se retrouver plus tard dans ses vers.

Sa vive intelligence travaillait aussi. En attendant de se demander un jour ce qu’il y a au-delà de la vie, le petit Tarass se posait une question plus simple, mais non moins obscure pour lui : qu’y a-t-il au-delà de ces tombes ? Il se figurait le monde soutenu par des colonnes de fer, qu’il essayait de voir en montant au sommet des plus hauts kourganes ; mais il avait beau redresser sa petite taille et regarder de tous ses yeux, il ne voyait que la prairie verdoyante et partout des tombes, succédant à d’autres tombes, à demi perdues dans un lointain bleuâtre. — Où finit le monde ? se ; dit-il un jour. — Notre petit philosophe, âgé de cinq ans, se mit bravement en route pour trouver le bout du monde. Il marcha jusqu’à la nuit tombante, et fut rencontré par des gens de son village qui le ramenèrent à Kirilovka.

Ce fut peu après cette aventure que Tarass perdit son père. On raconte, mais peut-être la légende se mêle-t-elle ici à l’histoire, — on raconte que le vieux Chevtchenko, à son lit de mort, ayant ap-