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UN POÈTE PETIT-RUSSIEN.

que l’introduction du servage eut une désastreuse influence sur le développement de l’instruction comme sur tout le reste. Un chiffre montrera mieux que des paroles le changement qui s’est opéré. Jadis le nombre des écoles, dans deux régimens du gouvernement de Tchernigof, s’élevait à 371 ; aujourd’hui il n’est que de 263 pour ce gouvernement tout entier. Mais le mal que le servage avait fait serait sans doute effacé par le grand acte de l’émancipation ? Hélas, non : les phénomènes sociaux sont des choses si complexes, que bien souvent l’effet persiste quand la cause a disparu.

Le paysan de la Grande-Russie, assistant comme membre aux séances du zemstvo[1], trouve là l’occasion d’ouvrir son intelligence, de connaître ses propres affaires, d’acquérir le sens pratique, de débattre avec les propriétaires des classés » supérieures les intérêts de sa classe. Le paysan petit-russien a les mêmes droits, mais ne peut s’en servir : comment prendrait-il part au gouvernement de ses propres affaires, dans des assemblées où l’on parle une langue qu’il comprend à peine et qu’il ne parle pas ? De là sa méfiance contre les décisions prises, même quand elles lui sont favorables. Et voilà comment il se fait qu’une population qui savait jadis se gouverner elle-même, ne sache même plus aujourd’hui profiter des chétives franchises locales qui lui sont accordées. Encore l’institution des zemstvos ne s’étend-elle pas aux gouvernemens de la rive droite du Dnieper, qui ont longtemps appartenu à la Pologne, et qui, habités encore aujourd’hui par un certain nombre de propriétaires polonais, ne jouissent plus de la confiance du gouvernement russe. Il a suffi de 91 000 Polonais pour rendre suspecte, depuis la dernière insurrection, une population de près de 5 millions d’habitans.

En résumé, le peuple petit-russien est dans une situation fausse qui ne lui permet pas de donner la mesure de ses aptitudes. Il a accepté matériellement son incorporation à la Russie, mais au lieu d’en tirer tout le parti possible et de conquérir à son tour par l’intelligence, par les services rendus, le pays qui était son maître, il a accepté la situation passivement. Il est devenu somnolent, paresseux, méfiant, replié sur lui-même, et la plupart des gens ont attribué à sa nature ses défauts qui n’étaient que le résultat des circonstances. C’est dans sa vie intime ou dans ses poésies qu’il faut chercher le Petit-Russien, si l’on veut connaître son véritable caractère, car c’est là, pour ainsi dire, qu’il s’est réfugié tout entier, qu’il a pu développer à peu près librement ses aptitudes, et conti-

  1. Le zemstvo, introduit en Russie après l’affranchissement des serfs, est une assemblée de propriétaire de toutes les classes, nobles, bourgeois et paysans, qui s’occupe des affaires locales. Il existe un zemstvo dans chaque district, et une autre institution plus large, portant le même nom, dans chaque gouvernement.