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dans l’irrégularité de ce mode de travail, dans les difficultés qu’il entraîne ici encore entre fabricans et ouvriers ? Même dans la fabrique morcelée reste le fait dominant : ne peut-on se demander si les mœurs n’y perdent pas, si le système manufacturier, malgré ses inconvéniens, ne se révèle pas là aussi par de moindres vices ? Dans le mal moral signalé à Amiens, cette instabilité du travail et des salaires, en moyenne à peine suffisans, entre pour beaucoup, à en croire l’auteur de cette enquête. Par exemple, il voit là une des causes fréquentes de chutes pour les malheureuses ouvrières, livrées parfois pendant des semaines aux tentations du désœuvrement et manquant de ressources. Il a été souvent question de l’intempérance à Amiens. Ce qu’en dit M. Louis Reybaud n’est pas fait pour démentir ce que nous en savions, et il est trop évident que ce n’est pas avec les sociétés de tempérance que l’on peut en venir à bout dans cette ville où elles n’ont réussi qu’à couvrir les buveurs d’eau de ridicule. Comment avoir raison de tant de ménages irréguliers, de tant de naissances illégitimes ? Que dire d’un autre centre de la laine, Elbeuf, qui a pourtant aussi réalisé tant de perfectionnemens, mais où l’on signale bien des sujets de plainte, où les détournemens et les fraudes connus sous le nom de vols de fabriques sont fréquens, où la vente illicite de ces fils soustraits donne lieu à toute une concurrence déloyale, où les forces de l’ouvrier s’usent vite par l’abus des boissons alcooliques et de la débauche, parfois aussi d’un travail excessif ? Ce n’est pas Reims qui nous offrira de suffisantes consolations, bien qu’il y ait là d’excellentes choses à louer, et qu’on reste très frappé de ce qu’y ont fait les fabricans et la ville sous les formes les plus variées pour la charité, l’instruction, l’assainissement. M. Reybaud rend justice à cette population ouvrière qu’il nous peint bonne, serviable, facile à vivre avec ses égaux, très laborieuse à ses heures et fort habile dans son art ; mais les habitudes, les mœurs forment le côté affligeant du tableau comme dans les villes précédentes. Les lectures énervantes ou corruptrices, répandues par les livraisons à bon marché, abondent et contribuent à pervertir la jeune ouvrière. Les fabricans ont bien pu obvier au mélange des sexes dans l’atelier, mais cela n’empêche pas les rencontres et les unions illicites. L’auteur de l’enquête prononce ici un mot grave : le relâchement de l’opinion. S’il en est ainsi, où sera le remède ? Il signale une des plus honteuses plaies de l’industrie : la fréquente immoralité des contre-maîtres. Rien de plus important que de bien établir les conditions dans lesquelles les femmes traitent de leur travail et des conditions de leurs salaires. Il faudra du temps et bien des efforts pour déraciner ces habitudes de dissipation, ces chômages du lundi, ces excès de boisson, lesquels ont pris la forme de l’alcoolisme amenant des affaiblissemens