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simplicité, la fougue et la sagesse, un bel ensemble et des détails aussi heureux de couleur que de dessin, tout sauf une chose, le charme, qui viendra peut-être au jeune artiste quand il saura complètement son métier, quand il le sentira dans sa main, quand il sera moins occupé de raisonner avec lui-même et avec sa palette. On peut dire de son ouvrage ce que Suétone disait de Néron, il est plus beau que gracieux, vultu pulchro magis quam venusto. Oui, c’est un bel ouvrage, mais la vénusté lui manque ; il est modelé avec des noirs, et les ombres sont un peu lourdes.

Nous ne serions pas surpris que M. Sylvestre eût beaucoup étudié et admiré le Caravage. Ce grand maître, qui a fait école, avait autant de vigueur que d’originalité dans le style : sa peinture se distingue par le relief et par une grandeur à la fois très étudiée et un peu sauvage ; mais il y avait de la brutalité dans ses effets et ses ombres manquaient de transparence. Il n’acquit jamais cette grâce des aigles et des lions qu’eurent Titien et Giorgion autant que Corrège, que posséda Rembrandt comme Rubens, qui dans ce siècle fut propre à Delacroix. Le génie joue avec ses sujets comme jouent avec leur proie les bêtes fauves qui ont des griffes, Nous souhaitons que M. Sylvestre apprenne à donner plus de transparence à ses demi-teintes, et nous souhaitons aussi que son imagination s’éclaire, s’illumine de plus en plus, afin que les grandes scènes de l’histoire et de la nature ne s’y peignent pas en noir. Qu’il représente tant qu’il lui plaira des sujets terribles ou même horribles ; l’horrible traité par un maître nous procure cette joie des yeux et de l’âme que doit inspirer toute œuvre d’art. « La joie, disait Spinoza, n’est pas la récompense de la vertu, la joie est la vertu elle-même. » Ce mot profond peut s’appliquer à l’art, à la peinture comme à la poésie. Un artiste n’est pas un homme heureux parce qu’il fait de belles œuvres appréciées du public ; mais il fait de belles œuvres appréciées du public parce qu’il est heureux de vivre, heureux de regarder autour de lui et de découvrir que les grands crimes et les grands coquins eux-mêmes ont leur beauté. Ce genre de bonheur n’est accordé qu’aux yeux d’artistes, à ces yeux privilégiés qui ont fait amitié avec la clarté du jour ; il sont pleins de soleil, ils ne voient point de trous noirs ni dans la nature ni dans la vie, ils aperçoivent de la lumière jusque dans les ombres.


VICTOR CHERBULIEZ.