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M. Rhodes, s’est fabriqué un mode d’expression en rapport avec son caractère ; le coup d’épée léger et rapide du Français devient, porté par l’Anglais, un coup de massue. Le Français a un instrument approprié pour chaque opération de sa pensée ; il ne se sert jamais, comme nous sommes aptes à le faire, de la même arme pour tuer une mouche et pour assommer un bœuf. » — « L’Anglo-Saxon, ajoute l’auteur impartial des Français chez eux, croit volontiers qu’il a le monopole de l’humour ; c’est cependant un vieux mot français qui fut employé dans le sens anglais par Corneille, puis qui tomba en désuétude et fut ressuscité par Diderot. Sainte-Beuve a donné l’une des meilleures définitions du mot en parlant à propos de Chateaubriand de cette sorte de fantaisie qui se joue sur un fond triste. Quant à la chose, les Français la possèdent en commun avec nous, mais ne l’estiment qu’à la condition qu’elle soit subordonnée aux règles de l’art, qu’elle ne s’entache pas de grossièreté, l’orthographe difforme de quelques-uns de nos humoristes par exemple blesserait leur goût sans les faire sourire. » — M. Rhodes possède autant que personne le don naturel de l’humour, mais, sauf en quelques passages où il insiste un peu trop sur les licences de ce qu’on nomme dans un certain monde la langue verte, il subordonne volontiers sa verve à ces exigences du goût qui sont et resteront, il faut l’espérer du moins, le plus cher et le plus invétéré de nos préjugés. Ses railleries sont délicates, presque toujours justes et tempérées par l’éloge sincère, bien que contenu, car le soin perpétuel de l’Américain est, on le sait, de contenir ses émotions. Il y met une sorte de pudeur virile ; nos élans inconsidérés, nos facultés expansives le déconcertent ; quand sa sensibilité, qu’il dérobe comme une faiblesse, est le plus excitée, c’est à peine si on le devine à l’appréhension nerveuse qu’il éprouve de se trahir. Les épanchemens de la famille telle que nous l’entendons, de la famille unie qui ne connaît pas ces grandes dispersions ordinaires en Amérique, « le rayon de soleil du tutoiement » sous lequel grandissent les enfans, les effusions soigneusement dérobées par l’Anglo-Saxon, et si spontanées chez nous, de l’amour, de l’amitié, voire de la simple sympathie, le touchent sans doute, mais il n’en veut paraître qu’étonné. Ses étonnemens à leur tour nous ébahissent souvent. Est-il possible que la politesse française, que l’on proclame en pleine décadence, soit encore assez exquise pour qu’un gentleman du Nouveau-Monde sourie de ses séduisans mensonges ? Il y a là pour nous un compliment tout à fait inattendu.

Sachons gré surtout à M. Rhodes de ne s’être pas fait l’écho des tirades hypocrites de la plupart des voyageurs sur l’immoralité française. Il a le mépris, nous l’avons dit, des lieux-communs et des redites, outre que la tartuferie lui est insupportable : il a lu et goûte Molière. « Entre notre morale et celle de Paris, dit-il, je vois peu de différence, mais l’Anglo-Saxon s’efforce toujours de paraître meilleur qu’il n’est et