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de susciter nos inquiétudes patriotiques ? La réponse est difficile, car une publicité imprudente pourrait nuire à nos intérêts politiques. Cependant renonciation de quelques idées générales ne sera peut-être pas superflue. Il est inutile de dire que la guerre de 1870 a cruellement atteint notre marine. On lui a tout emprunté : approvisionnemens, artillerie, équipages, et, les épargnes de la France ayant été dépensées pour sa rançon, c’est à peine si notre flotte a dans ce moment le nécessaire. Or, à l’époque où nous vivons, une marine ne peut rester stationnaire ; chaque jour, une invention nouvelle, une application perfectionnée des forces de la nature, modifient la construction de nos navires. Nous avions un matériel construit sur le type amélioré de nos premiers cuirassés. Ce matériel est arriéré. Il est nécessaire de le compléter ; c’est une obligation très coûteuse, un travail de longue haleine. On y procède avec une sage prudence et une économie forcée ; aussi le nombre de nos bâtimens de haut bord, d’un modèle considéré dans ce moment comme définitif, est-il très insuffisant. Nous n’avons à lutter contre personne ; mais il serait puéril de se dissimuler que, si notre mauvais sort nous mettait en face d’une puissance comme l’Angleterre, nous ne serions probablement pas en état de lui disputer la haute mer. Nous avons eu déjà l’occasion de le dire, la marine est une affaire de temps et d’argent. Il nous faut donc de l’argent et du temps pour reprendre notre ancienne position. Notre artillerie navale principalement est devenue insuffisante, et il faut se hâter de la réformer. On a parlé de débarquemens de troupes qui pourraient être opérés sur nos côtes. Débarquer des troupes dans un pays comme la France n’est pas chose facile. Une vingtaine de mille hommes sont le plus grand nombre qu’une flotte puisse apporter, et 20,000 hommes aventurés chez nous seraient bien exposés. Les États-Unis, malgré leurs puissans efforts, la longue durée de leur guerre, n’ont pas trouvé praticable ce moyen d’invasion : ils ont jugé préférable d’envoyer des armées contre les états du sud à travers des distances immenses et des pays dépourvus d’approvisionnemens.

Donc la lutte en haute mer et en bataille rangée n’est désirable pour personne, l’Angleterre exceptée. Les débarquemens ne sont point à craindre et, au pis aller, ne pourraient être qu’une descente momentanée à terre, suivie d’un prompt rembarquement. Reconstituons donc notre artillerie, poursuivons, sans précipitation comme sans relâche, la régénération de notre matériel, et, ce dont Dieu nous préserve, si le bienfait de la paix nous était jamais ravi, ayons confiance dans la science reconnue de nos officiers de marine et dans la bravoure de nos équipages, dont l’honneur a grandi au milieu de nos désastres.


PAUL MERRUAU.