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Situation extraordinaire pour un homme, pour un ministre ! Que ce hardi joueur se tournât vers l’Angleterre, il trouvait un gouvernement, des hommes d’état, whigs ou tories, qui se montraient ouvertement, chaleureusement favorables à tous les progrès libéraux de l’Italie, mais qui refusaient tout encouragement, tout appui à une politique d’affranchissement national ; qu’il se tournât vers la France, il trouvait un souverain tout-puissant, énigmatique, secrètement disposé à favoriser la conquête de l’indépendance italienne, mais soupçonné de vouloir faire acheter son concours dans l’œuvre nationale par des sacrifices de liberté intérieure qu’on ne pouvait pas et qu’on ne voulait pas accorder ! Au milieu de ces confusions et de ces impossibilités apparentes, Cavour ne se laissait ni troubler ni arrêter. Il marchait, préparant l’alliance napoléonienne avec la résolution de ne lui livrer aucune liberté sérieuse, pénétrant de plus en plus dans la confiance de l’empereur, avec qui il avait déjà des communications intimes en dehors des voies diplomatiques, suivant les. affaires avec les ministres impériaux qui parfois ne savaient pas tout, s’efforçant de gagner ou de rassurer les libéraux français. Il avait certes besoin de toute sa dextérité dans ce travail souvent interrompu ou repris. A cette œuvre multiple, il mettait une finesse, une sûreté éprouvée, une fécondité d’expédiens, un art de manier les choses et les hommes qui en ce temps-là faisaient dire au vieux prince de Metternich, encore de ce monde : « La diplomatie s’en va ; il n’y a plus maintenant en Europe qu’un seul diplomate, et malheureusement il est contre nous : c’est M. de Cavour. »

Habile diplomate, Cavour l’était à coup sûr, assez pour marcher de pair avec les premiers, et en fin de compte, en dehors de cette partie secrète où la discrétion est un moyen de succès de plus, la plus grande habileté de sa diplomatie était de tout dire. Il avouait tout haut ses opinions, son but, avec une franchise qui étonnait quelquefois, qu’on prenait pour une rouerie, et, comme un jour le ministre de Prusse à Turin, le comte Brassier de Saint-Simon, surpris de la liberté de son langage, cherchait dans ses paroles quelque sens mystérieux, il lui répondait vivement : « Détrompez-vous, je dis bien ce que je pense. Quant à cette habitude qu’on attribue aux diplomates de déguiser leur pensée, je ne m’en sers jamais. » Il répétait quelquefois avec gaîté à ses amis : « Maintenant je connais l’art de tromper les diplomates, je dis la vérité et je suis certain qu’ils ne me croient pas. » Il avait ainsi, à côté de sa diplomatie de cour et de chancellerie, une autre diplomatie sans réticence, sans arrière-pensée, qui après tout n’était que le commentaire et le complément des négociations qu’il poursuivait en secret. Plus d’une de ses notes était faite moins pour les cabinets que pour le public