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ostentation ou affectation, et lorsqu’après avoir passé les heures de la matinée, depuis l’aube du jour, à expédier des dépêches ou à recevoir des visites, il s’en allait par les portiques de la rue du Pô à l’un de ses ministères, aux affaires étrangères ou aux finances, il ressemblait à un bon bourgeois de Turin, saluant les uns, causant avec les autres, gracieux pour tous. Au milieu des plus grandes affaires, il avait le don de l’enjouement et de l’entrain, la gaîté saine d’un tempérament élastique et d’un esprit bien fait, cette gaîté qu’il témoignait quelquefois par un franc rire ou en se frottant les mains d’une certaine façon devenue légendaire.

Libre d’humeur, toujours dispos d’intelligence et heureux de vivre, il n’a jamais connu l’ennui, pas plus du reste qu’il n’a connu la rancune ou le dépit. De même qu’il disait que la rancune était absurde, il prétendait qu’il n’y avait rien d’ennuyeux. Aussi passait-il sans difficulté, avec une égalité parfaite, de l’étude d’un projet profondément conçu à la lecture d’un roman ou d’un article de journal, d’une conférence avec un ambassadeur à une conversation avec le plus simple paysan ou un modeste solliciteur, des affaires les plus compliquées de l’état aux affaires de sa commune. C’était l’homme qui dans une des crises les plus graves de sa carrière, entre le ministère de la veille et le ministère du lendemain, trouvait le moyen d’écrire de Leri à un de ses amis : « Ne m’en veuillez pas si je ne vous écris point, c’est que je ne veux pas vous entretenir des discussions du conseil communal de Trino, dont je suis un membre assidu… Ne perdez pas cette lettre, elle contient l’adresse du pharmacien qui vend l’huile de marrons contre la goutte… — A Leri, on a du temps pour tout, même pour lire la prose de Mme de S… — Me voilà donc relégué ici indéfiniment. Pour ce qui me concerne, j’en prends gaîment mon parti, car la vie que je mène me convient très bien. Je m’amuse parfaitement tout seul ou avec les bons cultivateurs au milieu desquels je vis… » Il avait en effet du temps pour tout, parce qu’il s’intéressait à tout, et il savait aussi profiter de tout. Il n’avait de dédain pour rien, ni pour les hommes ni pour les choses, et il assurait spirituellement que beaucoup de joueurs ne perdaient que parce qu’ils n’avaient pas le « respect des petites cartes. » Lui, il savait tenir compte des « petites cartes, » des petites gens, même des avis, des observations, qu’il provoquait souvent, qu’il écoutait et qu’il s’appropriait. Après cela, sous cette apparence de facilité et de bonne humeur, Cavour ne gardait pas moins les deux souveraines qualités de l’homme d’état, la netteté, la précision des idées, et une puissance de volonté qui en certains momens faisait tout plier, qui ne s’arrêtait ni devant le péril ni devant les difficultés intimes. Seulement cette volonté d’acier s’enveloppait de grâce, la précision des idées se parait