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l’ascendant libéral du Piémont, même au prix de coûteux efforts, rallier les sentimens ; patriotiques italiens autour du drapeau de Victor-Emmanuel sans trop se compromettre avec les gouvernemens, se servir de tout pour gagner des alliances en amenant par degrés l’Europe à voir dans l’affranchissement de l’Italie un intérêt conservateur, préparer la guerre à l’abri de la paix et poursuivre tout cela au milieu des conflits de partis, à travers des incidens toujours nouveaux, souvent imprévus ; c’était l’œuvre de Cavour pendant ces deux ou trois années à partir de 1856. Elle ne pouvait être poursuivie, accomplie jusqu’au bout, cette œuvre de hardiesse et de combinaison, que par un homme qui avait réussi à s’assurer une véritable prépondérance, une sorte de royauté ou de dictature parlementaire, instrument puissant et assoupli de ses desseins.

Cette puissance d’un homme par l’action parlementaire a été, à vrai dire, un des phénomènes les plus saisissans et les plus originaux de l’histoire politique contemporaine.


I

« Nous avons un gouvernement, disait-on alors à Turin, nous avons des chambres, une constitution ; tout cela s’appelle Cavour. » C’était un mot spirituel qui déguisait à peine la réalité des choses. Le fait est qu’à un certain moment Cavour a eu la fortune d’éclipser ou, pour mieux dire, de personnifier ce régime constitutionnel piémontais qui lui devait son éclat et son efficacité. Il n’était point seul assurément dans un pays qui comptait au sénat d’Azeglio, le comte Sclopis, le comte Gallina, le marquis Alfieri, — dans la chambre des députés, Balbo, Revel, Menabrea, Boncompagni, Rattazzi, Lanza, Mamiani, Farini. Plus que tout autre, il avait rapidement acquis la position exceptionnelle d’un homme régnant dans les chambres et par les chambres, dominant les partis, dirigeant l’opinion et l’entraînant à sa suite. A mesure surtout que les événemens se compliquaient et que les combinaisons de politique intérieure se liaient à l’action diplomatique, il prenait une influence extraordinaire. Les chambres hésitaient à lui refuser ce qu’il demandait, et si des excentriques du radicalisme ou de l’absolutisme, si Brofferio ou le comte Solaro della Margherita le harcelaient de leurs attaques contraires, ils ne faisaient que lui offrir une occasion de plus d’affermir son ascendant. Souvent des députés prêts à toutes les interpellations s’arrêtaient devant un geste ou un mouvement de sa vive physionomie. Ils ressemblaient à cet honnête marchand de à rue du Pô qui, un jour occupé à servir la comtesse de Stackelberg, s’échappait brusquement sous les portiques et revenait bientôt en disant : « Excusez-moi, j’ai aperçu le comte de Cavour et j’ai voulu