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c’est un profond ravin dallé de rochers roses, un torrent à sec qui descend des hauteurs du Vélébit pour aboutir à la mer. On avait réquisitionné dans les villages entre Trébigné et la frontière nombre de raïas qui, attelés aux caronades, accomplissaient ce dur labeur sous les yeux des musulmans ; les coups de courbache tombaient dru sur les épaules des pionniers, et comme la scène se passait par le fait en pays dalmate, les Slaves de Raguse sujets de l’Autriche supportaient assez mal une pareille scène et d’aussi rudes labeurs imposés à leurs voisins de frontière, serbes et chrétiens comme eux.

Tel est dans son détail l’ensemble des droits que le sujet chrétien de Bosnie et d’Herzégovine paie à l’état et au propriétaire du sol ; il faudrait joindre à ces charges celles qui lui incombent pour les frais du culte, que le gouvernement ne prend pas à son compte, puisqu’il ne fait que tolérer la religion. Si pesant que soit le fardeau des impôts, les hommes pratiques, consuls, membres de commissions spéciales, fonctionnaires étrangers au service de la Porte, s’accordent à dire que c’est dans la répartition et dans le mode de perception plutôt que dans le système fiscal lui-même que réside le vice de l’administration. La terre est féconde en Bosnie et elle rend au centuple. L’Herzégovine, surtout la province basse, est loin d’être aussi bien partagée : les terres incultes et les forêts y occupent un espace quatre fois plus considérable que les terres cultivées, et 150,000 colons n’ont à exploiter que 300,000 mètres carrés ; mais, quoiqu’on ne puisse pas présenter le raïa comme un colon sobre et industrieux, il est du moins habitué à sa pauvreté, et on peut dire hardiment qu’il pourrait vivre, heureux sans l’avidité des fermiers et leurs exactions sans fin.

Bien longtemps avant l’abolition du servage et la concession des grandes réformes, le gouvernement de la Porte avait reconnu le vice du mode de perception ; dès 1839, un hatti-schérif le flétrit en ces termes en ordonnant de le faire cesser : « Un usage funeste subsiste encore, quoiqu’il ne puisse avoir que des conséquences désastreuses, c’est celui des concessions vénales connues sous le nom d’iltizam. Dans ce système, l’administration civile et financière d’une localité est livrée à l’arbitraire d’un seul homme, c’est-à-dire quelquefois à la main de fer des passions les plus violentes et les plus cupides. » Le hatti-houmaïoum de 1852, celui de 1856, reviennent encore sur le même sujet avec une énergie telle qu’il semble impossible que, condamné par trois fois avec autant de force et avec autant de solennité à la face de l’Europe, le système des fermages soit resté en usage dans les deux provinces, en dépit du sultan lui-même, et ait pu donner lieu à la réclamation des trois puissances qui ont pris en main la cause des raïas.