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moyen de garder ses privilèges dans une certaine mesure. Vaincu par le sultan, mis en demeure d’opter, il n’a pas hésité ; il savait, en devenant musulman, conserver sa suprématie, la propriété de la terre, et vis-à-vis du souverain lui-même certains privilèges qu’il était décidé à maintenir même par la force, comme il sut le montrer plus tard. Le mahométanisme, en s’étendant, chez les Slaves, a donc pris en Bosnie et dans la province de l’Herzégovine un caractère aristocratique, C’est un phénomène social spécial à la contrée, et ce caractère ne se retrouve dans aucun point de l’Orient.

On peut dire hardiment que dans tout le pays de l’islam, chez le plus puissant et le plus noble, l’idée de la prérogative de la naissance et de la caste n’existe absolument pas. Dans la Bosnie et sa province, le sentiment de prééminence aristocratique s’allie à la conscience de la supériorité religieuse et produit un caractère orgueilleux, violent et fanatique. Il y a dans la langue du pays un mot spécial pour désigner la race de ce Turc d’en haut (soj), comme il y a dans l’hindoustani un mot spécial pour exprimer chacune des castes dont les indiens sont si fiers ; et alors que ce musulman d’en bas se montre doux au petit, plein de bonhomie, facile à vivre, cordial dans ses relations et, si l’on peut appliquer cette qualification à l’Orient, imbu d’un esprit démocratique, le Bosniaque musulman, orgueilleux dans sa démarche, méprisant dans son regard, hautain dans son geste, affecte un dédain aristocratique pour le raïa et ne quitte jamais son handjar et ses pistolets, qui sont les marques extérieures de sa supériorité sur le chrétien. Il affecte même une retenue caractéristique dans son attitude à l’égard du fonctionnaire osmanli venu de Constantinople pour occuper un poste dans la province, il reste sur la défensive vis-à-vis de lui, et cette anomalie ne peut s’expliquer que par les conditions historiques dans lesquelles le pays s’est développé.

Soumise à la couronne bosniaque, l’ancienne noblesse slave représentait à peu près dans le royaume ce qu’ont représenté les hauts-barons dans la constitution de l’Europe du moyen âge ; comme capitaines et comme begs les descendans de ces nobles passés à l’islamisme ont conservé une situation presque identique sous le sultan ; ils ont perçu l’impôt, et, en échange, ils ont prêté leur service au grand-seigneur avec leurs hommes d’armes choisis uniquement parmi les musulmans. Depuis le XVe siècle jusqu’en 1850 sans interruption, ils ont représenté le pouvoir légal en Bosnie et en Herzégovine, restant stationnaires envers et contre toute l’Europe ; ils ont été aussi les remparts de la vraie doctrine musulmane, ceux qui prenaient le Koran au pied de la lettre. Lorsque le sultan Mahmoud en 1831, à la suite de l’insurrection de Grèce, entrant dans ce qu’on a appelé le concert européen, voulut modifier la