Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 15.djvu/601

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les princes croisés à Tyr, qu’on appelait Sur ou Sour de son nom arabe, sont fort rares ; on y lit les noms de Philippe et de Jean de Montfort, qui jouèrent, eux aussi, un grand rôle dans les affaires de terre-sainte au XIIIe siècle.

Sur les pièces fort rares de Renaud et des autres chefs de la seigneurie franque de Sidon, qui s’appelait Sagète ou Séète au moyen âge, figure une flèche, sagette en vieux français, arme parlante de l’ancienne rivale de Tyr. De jolis deniers de la même seigneurie portent, chose nouvelle à cette époque, une légende en langue française, denier de Séète. Ces charmantes petites pièces rappellent peut-être un épisode de la vie de saint Louis, naïvement raconté par Joinville et où perce la touchante galanterie de ce roi débonnaire. Louis IX, obéissant à un usage traditionnel, n’usait pour ses aumônes que de sa propre monnaie, frappée à son nom. Étant à Sagète, où régnait alors la princesse Marguerite, nièce de Jean de Brienne, que les chroniqueurs appellent souvent la dame de Sidon, le roi de France alla avec elle assister à une cérémonie religieuse ; lorsque passèrent les quêteurs, le roi, par courtoisie, désobéissant à la règle, prit, dit Joinville, des deniers au coin de la bonne dame et les mit dans l’aumônière qu’on lui tendait au lieu de sa propre monnaie. A-t-on réellement retrouvé les deniers de la dame de Sagète, et ces petites pièces sont-elles sœurs de celles qui furent touchées par le pieux roi ? En tout cas, leur histoire a quelque parfum de vieille galanterie chevaleresque et ne messied point à la belle et touchante figure du prince qu’aima tant Joinville.

Ainsi furent forgées, pendant une longue suite d’années, au nom de chevaliers français, flamands, italiens ou provençaux, de nombreuses pièces de cuivre et de billon, dans ces mêmes cités antiques d’où étaient sorties pendant tant de siècles toutes les belles et précieuses monnaies de l’antiquité syrienne, monnaies des Séleucides aux types admirables, monnaies autonomes de toutes ces villes de Syrie et de Phénicie, monnaies frappées par les chefs des Hébreux, innombrables pièces coloniales émises au nom de la longue série des empereurs romains, et sur lesquelles se profile l’étonnante et inépuisable variété des types mythologiques et des emblèmes de l’antiquité, depuis les Dioscures de Tripoli et la proue de navire d’Ascalon jusqu’au Neptune de Béryte, depuis la femme tourellée d’Antioche et de Laodicée, depuis l’Astarté de Tyr jusqu’au taureau ravissant Europe de Sidon et d’Aradus. Et c’est dans ces monnaies que semble revivre, pour nous une époque oubliée, mal connue, dont elles trahissent tardivement plus d’un secret, longtemps gardé.


L.-G. SCHLUMBERGER.