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monnaie de cuivre appartenant au même prince, et qui vient, elle aussi, apporter un éclatant témoignage de la politique conciliatrice des premiers princes croisés, Cette monnaie, unique jusqu’ici ! et grossièrement frappée, est bien chrétienne, puisque sur une de ses face, apparaît, la figure du Christ nimbé ; néanmoins on y lit avec étonnement cette bizarre légende écrite en bas-grec : le grand émir Tancrède. Une portion de la légende est effacée, précisément à l’endroit où se trouvent les premières lettre du nom dm prince, aussi est-il impossible d’affirmer que la lecture proposée soit exacte sur ce point ? mais les deux premiers mots sont d’une lecture infiniment plus nette, et en tout cas nous avons sous les yeux ce fait extraordinaire d’une monnaie appartenant à la première période des croisades, et portant cependant à côté de l’effigie du Christ un titre essentiellement arabe, transporté dans la langue grecque, et s’appliquant à un prince latin possessionné en Orient.

Une circonstance singulière semble du reste démontrer que Tancrède, en adoptant le turban sur ses monnaies, avait imaginé quelque chose de hardi et d’un peu prématuré et qu’il dut revenir peu après, sur sa première décision. La plupart de ses monnaies au costume oriental ont en effet été postérieurement surfrappées sous son règne même, et son buste primitif est recouvert par les effigies du Christ et de saint Pierre, patron de la cathédrale d’Antioche. Il est probable que Tancrède, cédant aux vifs reproches du clergé, fit de bonne heure pratiquer cette substitution.

Tout cela prouve que les relations entre musulmans et chrétiens furent souvent moins hostiles que la tradition vulgaire ne le faisait croire. Des découvertes récentes viennent de mettre au jour des faits de même ordre, mais d’une portée beaucoup plus grande au point de vue historique. Lorsqu’on passe en revue les monnaies frappées par les divers princes croisés, on s’aperçoit qu’elles sont presque toutes de cuivre ou de mauvais billon, très rarement d’argent pur, et que les monnaies d’or manquent absolument. Il est évident que toutes ces pièces de valeur infime ne furent jetées dans la circulation par les barons de terre-sainte que pour satisfaire aux exigences multiples du petit trafic et de la vie de chaque jour. Mais il est également certain que cette menue monnaie ne pouvait suffire aux besoins d’un commerce aussi considérable que celui des riches comptoirs du Levant. Comment aurait-on soldé en deniers ou en oboles de cuivre et de billon ces sommes si élevées, ces comptes si importans qui figurent dans la foule des actes et des documens contemporains parvenus jusqu’à nous, ces 10, ces 15,000 besans, ces 50, ces 100,000 pièces d’or qui servaient à régler les traites des maisons de banque, les opérations des changeurs ou les emprunts faits aux négocians pisans ou génois, à payer enfin la