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vous y avez déployé toutes les ressources d’un pinceau qui a l’air lâché et qui ne l’est pas. Vous avez donné à Mlle D… une physionomie vive, ouverte, intelligente, et vous lui avez mis aux lèvres un demi-sourire dont la grâce est indéfinissable. La robe bleue dont vous l’avez habillée est une merveille ; vous êtes le roi du bleu, vous entendez mieux que personne l’art d’en corriger la fadeur par les plus heureuses modulations. Vous m’habillerez de bleu comme Mlle D…, et comme elle je veux être piquante et indéfinissable. — De son côté, une bourgeoise de mesquine apparence dira à M. Cot : — Le portrait de la comtesse de P… a été rangé parmi les meilleurs qu’il y eût au Salon. Des connaisseurs m’ont assuré que le dessin en est d’une irréprochable correction, que vous ne commettez jamais aucune faute de grammaire, ni même d’orthographe. Vous avez donné à la comtesse de P… une grande tournure. Vous me représenterez, en pied, moi aussi, vêtue d’une robe de soie noire, l’air noble et imposant, et ainsi que la comtesse de P… j’appuierai ma main gauche sur le dossier d’une chaise aux cannelures dorées ; vous avez beaucoup soigné sa chaise, vous soignerez la mienne.

Que M. Cot nous le pardonne, nous admirons le portrait de la comtesse de P…, nous admirons moins la chaise. Elle est trop bien faite, elle a été peinte avec trop de détail, avec trop de complaisance ; elle nuit presqu’à la figure. Quand on veut gagner tous les incidens d’un procès, on s’expose à perdre le principal, et il faut se tenir en garde contre les accessoires. Sacrifiez, sacrifiez, peut-on dire aux peintres, l’esprit de sacrifice est le secret du grand art. Scribe n’affirmait-il pas que ce qu’il y a de mieux dans une pièce, c’est ce qui n’y est plus ? Si nous blâmons la chaise de M. Cot, que dirons-nous de l’escalier de M. Carolus Duran, nous voulons parler de celui que descend la marquise A.. en grande toilette, un pied sur une marche, l’autre en l’air ? Il est remarquable, il tourne à merveille, il est beau de ton et très intéressant ; on désire savoir d’où, il vient et où il va. Il semble que M. Carolus Duran ait voulu nous faire assister à un duel entre une femme en blanc et un escalier tendu de rouge, qui se disputent nos regards et notre admiration. Quelques personnes ont pris parti pour l’escalier ; elles ont dit : — Cet escalier nous plaît ; pourquoi M. Carolus Duran a-t-il placé là une femme qui en cache la moitié ? Ne pouvait-il attendre qu’elle eût passé ? — Le gros du public n’est pas de cet avis ; il admire la femme, et l’escalier le gêne.

En faisant son beau portrait de M. Emile de Girardin, M. Carolus Duran semble avoir voulu nous montrer que les artifices, les fanfreluches décoratives, ne lui sont point nécessaires pour produire