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les yeux ! quelle richesse dans ces tons heureusement assortis, et comme ils font bien les uns avec les autres ! quelle douceur et quelle harmonie dans l’effet général ! que cette grotte est pittoresque dans son étrangeté ! Elle rappelle certains paysages de Léonard de Vinci, qui n’ont jamais existé que dans son cerveau, et qu’il imagina pour démontrer à la nature qu’elle manque d’invention. L’Hercule est aussi singulier que la grotte. Coiffé de lauriers, bien campé sur ses jambes, sa massue à la main, le bras fortement musclé, il a une tête de jouvenceau, ornée d’une grâce presque féminine ; et pourtant quel air de résolution ! quelle fierté ! que l’œil est bien ouvert, limpide et hardi ! Le regard qu’il jette sur l’hydre exprime à la fois la surprise, l’émotion, le défi, la menace, la certitude de la victoire. Cet Hercule n’a pas 6 pouces de haut ; dans sa petitesse, il nous paraît plus grand que le David grandeur nature de M. Ferrier, que la Jeanne d’Arc grandeur surnaturelle de M. Monchablon. Il est très humain et très héroïque ; l’artiste qui l’a inventé est bien celui qui peignit jadis Œdipe aux prises avec le Sphinx.

La Salomé de M. Moreau est plus bizarre encore que son Hydre de Lerne. Il a voulu nous montrer la fille d’Hérodiade dansant devant son oncle Hérode-Antipas. Elle tient une fleur de lotus à la main ; sa robe surchargée de pierreries et de bijoux doit la gêner beaucoup dans ses mouvemens ; aussi manque-t-elle de grâce : elle ne mérite pas qu’on lui serve dans un plat la tête de saint Jean-Baptiste. Après tout, est-il certain qu’elle danse ? Il nous paraît plutôt que c’était son intention, mais que tout à coup elle a été atteinte de catalepsie ou prise d’un sommeil magnétique ; elle demeure immobile sur la pointe de ses deux pieds, pétrifiée, changée en statue. Hérode, assis sur son trône et pareil à une idole hindoue, attend débonnairement qu’elle se réveille ; un esclave debout, une épée nue à la main, la regarde de travers et s’impatiente. Cette scène de magnétisme se passe dans un palais dont l’éblouissante magnificence défie toute description ; ce ne sont que jaspes, colonnes d’agate et de lapis, pierres précieuses, perles, rubis et topazes. Il faut croire que le génie de la lampe enchantée est aux ordres de M. Moreau ; lui seul s’entendait à fabriquer de pareils intérieurs ; on dirait le rêve d’un nabab ou le cauchemar d’un joaillier. Ce palais nous émerveille et nous ravit ; nous aimons les imaginations millionnaires qui ne comptent pas avec leurs fantaisies, qui remuent à la pelle l’or, l’argent et les songes. N’est-ce pas quelque chose que de réussir à nous faire rêver ? et sont-ils si nombreux les peintres qui ne ressemblent qu’à eux-mêmes et ne passent pas leur vie à redire ce qu’on avait dit beaucoup mieux avant eux ?

C’est égal, artistes intransigeans, peintres à systèmes, que vous