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au frais, savoure le vin noir, le visage tourné du côté du zéphyr au souffle puissant, et sur les bords d’une source aux flots intarissables, abondans et limpides. » Lorsqu’aux filles exilées de Troie, qui pleurent en regardant la mer profonde, Virgile a prêté des larmes, ce n’est pas que dans sa pensée l’éternelle plainte de la vague dût réveiller leur douleur ; c’est que du rivage où elles sont rassemblées elles mesurent mieux la distance qui les sépare de la patrie. Et si le berger de Théocrite se réjouit en regardant la mer de Sicile, c’est qu’assis sous un rocher il tient entre ses bras sa bien-aimée. Pour nous au contraire, enfans d’un siècle malade, ce que nous demandons à la nature, ce n’est pas de prodiguer sous nos yeux la variété de ses spectacles sans cesse renaissans, c’est de deviner et de comprendre les sentimens dont l’orage agite notre cœur. Tantôt nous la supplions de prêter sa lumière à notre joie et ses ombres à notre tristesse, tantôt nous nous irritons de ce qu’elle oppose à notre éternelle misère le contraste de son éternelle beauté. Parfois nous lui reprochons de ne pas avoir respecté des lieux que le souvenir nous a rendus chers, parfois au contraire les choses qui durent nous font trouver plus amer le regret des êtres qui passent ; mais que la nature nous paraisse compatissante ou dédaigneuse, jamais nous ne la croyons indifférente. Jamais nous n’admettons la pensée qu’elle assiste impassible au spectacle de notre vie, comme si sortis de ses entrailles et destinés à y rentrer un jour, nous ne cessions de demander la sympathie au sein qui nous a portés.

Autant et plus peut-être qu’aucun écrivain du siècle, Michelet a vécu de cette vie commune avec la nature. Sa constitution nerveuse le rendait perméable à toutes les impressions du dehors, aux climats, aux saisons, à la chaleur, au froid, aux orages, à la lumière. Personne n’a mieux compris les joies du matin, la tristesse des après-midi, l’espérance ou les regrets des soleils couchans. Pour lui, chaque heure du jour avait son langage, et la nature n’était jamais muette ; mais il fallait que ce langage parlât à son cœur et répondît à la disposition de sa pensée. Il redoutait le midi, dont les sensations trop fortes épuisaient sa complexion débile et dont l’immuable beauté contrastait avec l’agitation de son âme. « Grâce ! s’écriait-il, nature éternelle, au cœur changeant que tu m’as fait, accorde au moins un changement. Pluie, boue, orage, j’accepte tout ; mais que du ciel ou de la terre l’idée du mouvement me revienne, l’idée de rénovation, que chaque année le spectacle d’une création nouvelle me rafraîchisse le cœur, me rende l’espoir que mon âme pourra se refaire, et, revivre, et par les alternatives de sommeil, de mort ou d’hiver, se créer de nouveaux printemps. » Il préférait les régions tempérées du nord, les jours mêlés de lumière et de brouillard, de soleil et de pluie, dont la variété est plus