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Rendons-lui cependant cette justice qu’il sut résister à la tentation devant laquelle tant d’hommes de lettres ont succombé, de demander au suffrage universel la consécration de cette popularité dont il avait poursuivi la recherche. « Je me suis jugé, écrivait-il dès 1846, je n’ai ni la santé, ni le talent, ni le maniement des hommes. » Aussi, dans une lettre adressée aux électeurs qui lui avaient offert leurs suffrages, se borna-t-il à leur recommander la candidature de son gendre, M. Poulain-Dumesnil-Michelet. « Il s’est donné à moi, s’écriait-il, je le donne à la France. »

S’il se refusait avec raison à aborder la tribune des assemblées, il s’était du moins empressé de remonter dans sa tribune à lui, je veux dire dans sa chaire du Collège de France, dont l’accès lui avait été fermé en 1847. L’occasion était favorable pour se livrer de nouveau aux excentricités de son enseignement, qui dans les premiers temps passèrent inaperçues au milieu de beaucoup d’autres ; mais à mesure que les choses rentraient peu à peu dans l’ordre et que l’université revenait à la gravité de son rôle, le cours de Michelet, dont les allures oratoires n’étaient pas changées depuis 1843, devint un sujet de préoccupation et de scandale. La chaire d’histoire et de morale se transformait, à certains jours, en une chaire de droit républicain, et ni les doctrines qui y étaient enseignées, ni le ton du professeur n’étaient de nature à calmer l’effervescence de la jeunesse qui se pressait de nouveau à ces cours. Parfois la leçon finissait dans un enthousiasme qui dégénérait en tumulte : A la Bastille ! criaient les uns ; à la Montagne ! criaient les autres, et peu s’en fallait que les auditeurs de Michelet ne partissent en bandes pour se livrer à quelqu’une de ces manifestations ambulantes si fréquentes dans les temps troublés.

La prolongation de ces scandales finit par émouvoir les collègues de Michelet au Collège de France. On voulut d’abord lui imposer l’observation de la règle commune, qui comporte deux leçons par semaine. « Je ne puis pas, dit Michelet. — Mais je le fais bien, moi, fit observer un de ses collègues. — Des leçons comme les vôtres, repartit Michelet, on en ferait une tous les jours ; mais moi, chacune de mes leçons est un poème. » Enfin une goutte d’eau fit déborder le vase : ce fut une certaine leçon sur les peuples qui chantent et les peuples qui ne chantent pas, dont j’ai tenu entre mes mains la sténographie, et où il y a au reste d’assez belles choses sur la tristesse des paysans, « qui, assis le dimanche à la porte de l’église, où ils n’entrent plus, semblent se demander où est Dieu. » L’étrangeté et le retentissement de cette leçon décidèrent les collègues de Michelet à se réunir pour examiner s’il n’y aurait pas lieu de lui appliquer la peine disciplinaire de la réprimande. Michelet