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vit toujours ; la vérité est pourtant que cette fois la crise est plus violente, plus aiguë que jamais. Trois choses peuvent caractériser cette situation de la Turquie au moment présent. D’abord il est bien clair que malgré les bulletins victorieux du général turc, de Mouktar-Pacha allant au ravitaillement de quelque ville de l’Herzégovine, l’insurrection reste dans toute sa force, avec tous ses avantages. Non-seulement l’insurrection paraît à peu près invincible dans l’Herzégovine, mais elle s’étend plus que jamais à la Bosnie, et déjà des symptômes d’agitation se sont manifestés dans d’autres provinces, dans la Bulgarie, dans la Roumélie. C’est un ébranlement général de tout ce monde slave-chrétien. Ce n’est pas tout. Un des événemens les plus propres à montrer dans son triste jour la situation de la Turquie est à coup sûr ce qui vient de se passer dans une autre partie de l’empire, à Salonique. La cause première ou le prétexte des scènes sanglantes de Salonique n’apparaît pas encore d’une manière bien précise. Il s’agit d’une jeune fille convertie à l’islamisme, disputée entre chrétiens et Turcs ; le consul des États-Unis, Grec ou Bulgare d’origine, aurait joué un rôle. Toujours est-il que le consul de France, M. Moulin, et le consul d’Allemagne ont été les victimes du fanatisme musulman ; ils ont péri assassinés par une populace furieuse, et depuis ce moment la ville de Salonique semble être restée dans une fermentation dangereuse.

Des incidens ne sont que des incidens sans doute ; ce qui en fait ici la gravité, c’est que l’odieuse tragédie de Salonique est évidemment le résultat de toute une situation, c’est que le gouvernement turc est impuissant. Il glisse dans une désorganisation croissante accélérée ou tempérée tour à tour par des changemens de ministère à Constantinople. Que le gouvernement turc soit disposé à donner toutes les satisfactions possibles pour le massacre des consuls européens, nous n’en doutons pas ; mais sait-il lui-même la mesure de son pouvoir ? Il n’est peut-être pas plus maître du fanatisme musulman à Salonique qu’il n’est maître de l’insurrection chrétienne dans l’Herzégovine, et dans tous les cas le gouvernement français a montré une énergique et prudente sollicitude en envoyant devant Salonique, sous les ordres de l’amiral Jaurès, quelques navires qui répondent de la sûreté de nos nationaux aussi bien que des satisfactions et des réparations dues pour le meurtre de notre malheureux consul. La faiblesse visible, croissante de la Turquie, c’est la vraie raison de l’intervention de la diplomatie européenne réunie en ce moment à Berlin. Le comte Andrassy, le prince Gortchakof, viennent en effet de se rencontrer avec M. de Bismarck dans la capitale allemande. L’empereur Alexandre lui-même est aussi à Berlin. Que va-t-il sortir de ces délibérations intimes ? Des mesures nouvelles ont dû être adoptées, elles seront communiquées aux autres cabinets de l’Europe. Elles n’iront pas sans doute jusqu’à une intervention militaire en Turquie ; mais il est assez vraisemblable qu’on ne se contentera pas de vagues