Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 15.djvu/456

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

même à ne point parler de la partie lyrique, admirable en tout état de cause ; les adieux de Jeanne d’Arc au sol natal, les stances désolées qui s’exhalent de son âme après la défaillance, tout cela compte parmi les plus beaux vers de la muse moderne, — seulement ces beautés sont d’ordre cosmopolite, et pour traiter un pareil sujet l’inspiration pure et simple d’un grand poète ne suffit pas, il faut encore y joindre toutes les sympathies, toutes les flammes du sentiment national porté à sa suprême puissance. Mysticité, patriotisme, dans ces deux mots tient l’épopée de Jeanne d’Arc, l’héroïne est une des plus complètes qu’il y ait jamais eu : grande par sa volonté, plus grande par ses actes et plus grande encore par son martyre ; elle a le laurier et la palme ! Elle est de son pays et de son temps, elle en a l’âme, c’est la foi du moyen âge doublée d’un enthousiasme encore ignoré, le patriotisme. Le peuple des campagnes, plus près du sol, ressent ce que les classes supérieures ne ressentent pas ; nos guerres avec l’Anglais avaient eu jusqu’alors plutôt une physionomie chevaleresque, ce fut Jeanne qui la première imprima le caractère national à ces passes d’armes féodales et qui, donnant au pays conscience de sa haine instinctive contre la domination étrangère, transforma ces luttes périodiques de chevaliers à chevaliers en une guerre populaire d’extermination. La nuit du moyen âge commençait à s’éclaircir un peu, un renouvellement secret dont sans doute les masses n’avaient aucun pressentiment s’annonçait déjà par certains signes. Saint François d’Assise au XIVe siècle, sainte Catherine de Sienne au XVe, avaient, comment dirai-je ? assoupli, imprégné d’amour et de tendresse le vieux dogme inflexible et dur. La foi régnait partout, de plus en plus accrue, exaltée par les horreurs du temps : peste noire, massacres, invasions et fléaux de toute espèce. À ces époques, la plante humaine grandit à des proportions formidables, dans le bien comme dans le mal ses facultés se décuplent, la rêverie devient extase, un fluide mystérieux circule qui, selon les prédispositions de l’individu, va développer chez lui le delirium tremens de la politique ou tel état convulsionnaire se traduisant par les visions et l’hallucination. Jeanne d’Arc est bien l’enfant du siècle : un système d’une susceptibilité nerveuse extraordinaire, une imagination inflammable et vibrante, la prédisposent à sa vocation ; elle y croit et bientôt force les autres à croire en elle. Croire, être crue, de ce double courant résulte sa mission nécessairement surnaturelle pour les contemporains. Œuvre du ciel et miracle ! s’écrient ceux qu’elle sauve ; œuvre de l’enfer et sorcellerie ! hurlent ceux qu’elle frappe.

Il y avait à coup sûr de tous ces élémens un immense drame musical à dégager, une sorte de composition historique à la manière des Huguenots. M. Mermet a mieux aimé s’en tenir à la légende, et sa pièce s’ouvre autour de l’arbre des fées. L’auteur a son parti-pris ; loin de se répandre à l’aventure comme Schiller, il se concentre, n’invente