Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 15.djvu/379

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle ne saurait descendre de cette hauteur sans faillir à sa mission traditionnelle et s’affaiblir elle-même.

Une aristocratie n’est pas un édifice qui s’élève à volonté, à un endroit marqué et sur un plan donné ; il faut que la nature en ait elle-même disposé l’emplacement et taillé les matériaux. Ces matériaux, les aristocrates russes sont obligés de les chercher dans la grande propriété, le dvorianstvo, pris dans son ensemble, étant manifestement impropre à une telle construction. Sous le règne de l’empereur Alexandre II, au milieu même de toutes les transformations contemporaines, les architectes politiques ont exposé toute sorte de plans de réédification ou de restauration sociale. Au moment de l’émancipation, les plus hardis, comme le baron Firks sous le pseudonyme de Schedo Ferroti, ne demandaient rien moins que la conversion de toutes les grandes terres en majorats perpétuels. Les plus avisés, comme le général Fadéief et récemment encore l’assemblée de la noblesse de Pétersbourg, se contentent aujourd’hui de réclamer plus ou moins ouvertement pour les grands propriétaires l’administration locale, avec le droit de police domaniale ou une sorte de patronat sur les paysans. Quelques-uns de ces plans, de ces devis sociaux sont fort ingénieux et font fort bien sur le papier ; nous en rencontrerons plusieurs en étudiant l’administration et les institutions locales de l’empire. Par malheur, l’état social est indépendant des combinaisons de cabinet, quelle qu’en soit l’habileté, indépendant du législateur, quelle qu’en soit l’autorité. Les calculs politiques et la raison même ont peu de prise sur lui ; il est tout entier à la merci du génie d’un peuple et de l’esprit du siècle. Or en Russie, les mœurs, les traditions, l’instinct populaire répugnent hautement à la restauration d’une classe privilégiée héréditaire. Toute la littérature russe en porte témoignage, bien que cette littérature soit presque toute entière œuvre de nobles, écrite par et pour des nobles. Sur ce point, une fable de Krylof résume d’une façon irrévérentieuse le sentiment national. Des oies qu’un paysan mène au marché se plaignent d’être traitées sans égard, disant que leurs ancêtres ont sauvé le Capitole. « Et vous, qu’avez-vous fait ? leur demande un passant. — Nous, rien, mais nos ancêtres… — Eh bien, mes amies, vous n’êtes bonnes qu’à rôtir. » L’antiquité de la race en impose peu au sens positif, au sens réaliste du Russe ; demeuré en dépit de toutes les divisions de classes libre de tout esprit de caste, il n’a point pour la naissance le respect instinctif dont est souvent imbu l’Anglais ou l’Allemand.

En Russie, les promoteurs des idées hiérarchiques font en réalité la même faute que leurs adversaires, les promoteurs des idées radicales. Aristocrates où démagogues ne font à leur insu qu’imiter