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noble, de dvorianine. C’est de cette qualité de propriétaire individuel que le dvorianstvo tire un de ses principaux titres aux sympathies des peuples de l’Occident, où le même mode de propriété ; est en usage. Vis-à-vis du mougik, simple usufruitier d’un bien collectif, vis-à-vis du paysan possédant en commun une terre inaliénable, le pomechtchik peut être regardé comme le représentant de la personnalité, de l’individualisme moderne en même temps que de la culture européenne. C’est aussi de cette qualité de propriétaire foncier que dans la Russie nouvelle la noblesse tire toute son importance et en même temps toutes ses prétentions. Elle a aujourd’hui ce qui lui manquait au moyen âge, une base d’influence dans le sol, et c’est sur cette base relativement récente que les théoriciens de la hiérarchie voudraient élever au profit de la riche noblesse une sorte d’aristocratie territoriale. Que faudrait-il pour que de telles vues aient des chances de succès, pour que dans ce pays agricole et rural fût assurée la domination du grand propriétaire, du noble pomechtchik ? Il faudrait d’abord que la propriété fût stable et que le monopole en fût garanti à la noblesse dans l’avenir comme dans le passé. Or il n’en est rien ; avec le servage et la qualification de terres habitées est tombée l’unique barrière qui défendît la propriété noble contre l’envahissement des autres classes.

Sans cette protection, cette sorte de prohibition légale, une grande partie du sol eût pu depuis longtemps échapper au dvorianstvo. La preuve en est dans l’état obéré de la propriété à la veille même de l’émancipation. En 1859, près des deux tiers des biens de la noblesse (65 pour 100) étaient engagés dans les lombards, dans les établissemens de l’état, et le tiers restant était souvent encore grevé d’hypothèques au profit des particuliers. Si au moment de l’abolition du servage il y eût eu en Russie une nombreuse et riche bourgeoisie, le premier ordre de l’état serait déjà dépouillé d’une grande partie de ses biens. L’absence de concurrence, l’absence de capitaux disponibles et la pauvreté des paysans ont seules maintenu en sa possession les terres que ne lui a pas légalement enlevées l’émancipation. Tôt ou tard il y aura dans la propriété foncière un changement de main au détriment du pomechtchik actuel. Pour conserver à la noblesse son ancien monopole de propriétaire, il n’y aurait qu’un moyen, l’érection de ses terres en majorais inaliénables, insaisissables. Le moyen serait sûr, et il s’est trouvé des hommes assez hardis pour le proposer[1] ; mais un tel procédé d’immobilisation appliqué à la totalité ou à la généralité des propriétés personnelles ne ferait qu’universaliser les inconvéniens inséparables des

  1. Schédo-Ferroti, Études sur l’avenir de la Russie : la Noblesse.