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français de la Légion d’honneur avait aussi la prétention d’encadrer, de disposer dans un ordre déterminé toutes les forces sociales de la nation ; mais, venue plus tard dans un pays plus avancé, la grande institution de Napoléon a été moins heureuse encore que celle de Pierre et n’a survécu qu’en dégénérant en simple décoration, sans plus de valeur sociale qu’un autre ordre de chevalerie. Tout montre que dans notre état de civilisation il n’est pas plus facile d’établir un classement rationnel parmi les individus que parmi les familles. Toute hiérarchie de cette sorte ne saurait avoir d’autre type que le service de l’état, d’autre mesure que les fonctions publiques ; par là même, en donnant une prime aux emplois et aux carrières de l’état, tout classement semblable ne peut qu’encourager la chasse aux places, le fonctionnarisme, décourager d’autant le travail libre, intellectuel ou matériel, et briser le grand ressort de notre civilisation, l’initiative individuelle.

Le tchine, qui fait dépendre le rang de l’emploi et l’emploi du mérite, semble au premier abord tout démocratique ; il l’est en effet par certains côtés, par d’autres il est au contraire une entrave à toute saine, à toute libre démocratie. Le terme pratique du tchine et des quatorze classes, ce serait le triomphe du tchinovnisme, le règne exclusif et absolu de la bureaucratie au profit du despotisme, aux dépens de toute démocratie, comme aux dépens de toute aristocratie. Dans l’intérieur même de cette bureaucratie souveraine, ce système, qui de loin parait si favorable au mérite personnel, l’est plus encore à la routine, à la paresse, à la médiocrité, et l’on peut dire sans injustice que le tableau des rangs a fini par abaisser le niveau moral du service de l’état qu’il avait mission de relever[1].

Au milieu de la transformation de la Russie, le tchine perd naturellement beaucoup de son importance, le règne en est moins tyrannique et l’on prend parfois des libertés avec lui. Il est un ordre de réformes difficile à concilier avec le tableau des rangs et qui tôt ou tard en triomphera, ce sont les nouvelles institutions provinciales et les fonctions électives. Le système électif fondé sur le libre choix des personnes, le système représentatif fondé sur la désignation d’un représentant nommé par ses pairs, sont d’eux-mêmes en antagonisme avec toute hiérarchie bureaucratique. Le suffrage a déjà ouvert une brèche à travers le tchine, le temps viendra où la vieille

  1. A cet égard, nous pouvons renvoyer à Nicolas Tourguénef, la Russie et les Russes, t. II, p. 17 à 33. Dans un temps où le tchine était encore dans toute sa vigueur, cet écrivain en a fort bien montré, au point de vue même de l’état et de l’administration, tous les inconvéniens pratiques, l’obligation de passer par toute la série des classes, les places données à l’ancienneté plutôt qu’au mérite, les grands corps de l’état changés en chambres de retraite pour les fonctionnaires invalides, etc.