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restait la même, c’était toujours le service du tsar, mais les services des aïeux cessaient d’être portés en compte. Au lieu que la noblesse ou la naissance donnât droit aux emplois, ce furent les emplois qui donnèrent et conservèrent le titre de noble. Le dvorianstvo russe redevint ainsi strictement la classe des serviteurs de l’état, et, au mépris des titres héréditaires de quelques familles, il n’y eut plus dans son sein d’autre classement, d’autre ordre de préséance que les préséances du service. Pierre le Grand abolit le vieux nom de boïar, qui rappelait d’antiques prétentions. A la barbare et fastueuse hiérarchie moscovite il substitua le tableau des rangs (tabel o rangakh) qui dans ses quatorze classes comprend encore aujourd’hui tout le monde officiel russe. Les fonctions civiles, les dignités ecclésiastiques mêmes, y sont assimilées aux grades de l’armée, et depuis l’enseigné et l’enregistrateur de collège qui occupent le plus bas degré de l’échelle jusqu’au feld-maréchal et au chancelier qui siègent seuls à l’échelon supérieur, tous les serviteurs de l’état y sont distribués en étages, chacun suivant son tchine, en une double série parallèle, sur quatorze rangs ou gradins numérotés[1]. Chose souvent oubliée, ce n’est point dans les ténèbres du moyen âge et sous la pression tatare, c’est au XVIIIe siècle et sous la main du grand réformateur moderne qu’a été établie cette institution du tchine dont le nom a un faux air chinois, et dont l’ordonnance peut être comparée au mandarinat avec ses différentes classes de boutons. C’est à l’Europe, à l’Allemagne surtout, que Pierre le Grand a emprunté la plupart de ces titres aujourd’hui bizarres et vides de sens : conseiller honoraire, assesseur de collège, conseiller, conseiller actuel, conseiller privé actuel, toutes dénominations étrangères qui en Russie n’ont jamais désigné une fonction réelle, et qui, aujourd’hui comme à l’origine, ne sont qu’une sorte de grade civil souvent indépendant de tout emploi. Si les noms étaient étrangers, l’esprit de l’institution était bien russe, bien approprié à ce sol autocratique où n’avait pu croître ni forte aristocratie ni libre démocratie. En établissant son tableau des rangs, le grand imitateur de l’Europe ne faisait que reprendre les vieilles traditions moscovites, il ne faisait que réaliser sous une forme moderne régulière la politique des anciens tsars.

La suprématie de l’emploi, le règne du tchine, voilà le terme logique, le couronnement naturel de l’état social de la Russie. Les élémens aristocratiques qui çà et là se montrent dans l’histoire russe y sont restés épars, sans cohésion et pour ainsi dire sans prendre

  1. Il est à remarquer qu’en ce moment les deux personnages seuls en possession du premier tchine, le feld-maréchal prince Bariatinski et le chancelier prince Gortchakof, appartiennent l’un et l’autre aux familles de kniazes descendant de Rurik. C’est là une rencontre qui n’ost pas ordinaire dans l’histoire du tchine.