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grandes charges ou fonctions. Pour constater le droit de chacun et les titres de chaque famille, il y avait des registres spéciaux, des livres d’états de service, appelés razriadnyia knighi.

On saisit aisément quel put être aux yeux des grands-princes l’avantage de ce système, d’où semblait devoir provenir une aristocratie nouvelle. A Moscou même, les branches collatérales de la maison régnante jouissaient naturellement au début d’une considération particulière ; pour les en dépouiller, les grands-princes cherchèrent d’abord à élever leurs boïars au niveau des descendans de Rurik, sauf à rabaisser ensuite simultanément kniazes et boïars. Par le mestnitchestvo, les héritiers des princes médiatisés étaient obligés d’abdiquer toute tradition de grandeur indépendante. Comme. toute autre famille, ils étaient contraints à ne plus chercher de lustre et de noblesse que dans la faveur et le service du souverain. L’ordre de préséance eut pour effet de confondre les anciens princes apanages avec les boïars moscovites dans une noblesse de cour tenant toutes ses dignités et prérogatives des grâces du tsar. En moins d’un siècle, cette fusion était si complète qu’à l’extinction de la dynastie régnante ce ne fut point parmi les branches collatérales de la maison de Rurik que fut prise la nouvelle maison tsarienne.

Cette sorte de hiérarchie ou de tchine des familles devait naturellement devenir un embarras pour le pouvoir qui s’en était d’abord fait un instrument. Le mestnitchestvo avait le grave inconvénient de limiter étroitement les choix du tsar. A la guerre surtout, les effets en étaient désastreux, et les fréquentes défaites de la Russie aux XVIe et XVIIe siècles lui sont en partie imputables. Aucune aristocratie n’eût pu être plus exclusive, plus stationnaire, aucune ne pouvait prêter à tant de rivalités par la difficulté de constater les droits de chacun et de mettre un terme aux compétitions qui se produisaient jusque sur le champ de bataille. Pour s’être maintenue si longtemps avec de tels défauts, cette institution devait avoir un point d’appui dans les mœurs, dans l’âme même de la nation. Cette base morale du mestnitchestvo, les historiens croient la trouver dans l’esprit de famille, dans une sorte de sentiment patriarcal qui liait étroitement entre eux tous les hommes du même sang, et rendait ces liens de parenté d’autant plus forts qu’en Moscovie il n’y en avait pas d’autres[1]. On ne concevait pas l’individu isolé de la famille, isolé du rod (la gens des Latins). Les honneurs conférés à un homme l’étaient pour ainsi dire, à tous

  1. Solovief, t. XIII, p. 70, 72.