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de la propriété, s’assurer l’autorité et l’indépendance héréditaires qui constituent les véritables aristocraties.


III

Cette autorité, cette indépendance des aristocraties politiques, la noblesse russe ne les a jamais possédées. Elle n’en jouissait point au temps récent où elle avait seule droit à la propriété personnelle, et où les cultivateurs de ses terres étaient ses esclaves. Pour expliquer cette apparente anomalie d’une noblesse en possession exclusive de la terre et dénuée de la puissance que partout donne la propriété, il faut remonter dans le passé aux origines de la noblesse et de la propriété russes. Une aristocratie est l’œuvre des siècles, et la force s’en mesure à la profondeur des racines. Celles de la noblesse russe sont aisées à mettre à nu. Dès une époque reculée, l’histoire nous montre le dvorianstvo sous les deux faces qu’il a conservées, sous le double aspect de serviteur de l’état et de détenteur du sol ; l’histoire nous découvre le lien du propriétaire et du fonctionnaire, et nous fait voir comment l’un a toujours maintenu l’autre dans la dépendance et la subordination.

Chez les anciens Slaves russes, il n’y avait, semble-t-il, ni noblesse ni aristocratie d’aucune sorte. Les institutions analogues qui, de Rurik à Catherine II, se sont implantées en Russie, proviennent à l’origine d’une semence étrangère, et ont, à la fin du XVIIIe siècle, reçu leur forme actuelle sous l’influence de l’étranger. Le plus lointain ancêtre de la noblesse russe est la droujina, qui apparaît chez les Slaves de Novgorod et de Kief avec Rurik et les Varègues du nord. De même origine et de même race, au début, que les fondateurs de l’empire russe, la droujina était la réunion des compagnons du prince, du kniaz. De pareils compagnons ou associés se rencontrent presque partout autour des chefs germaniques, qui ont été les fondateurs des états modernes de l’Europe. En Russie seulement, la droujina a conservé plus longtemps, plus fidèlement ses traits primitifs, et les circonstances n’en ont pas laissé sortir une féodalité. D’elle sont venus les boïars (boiarine, guerrier, combattant), titre qui se rencontre de fort bonne heure avec la signification de conseiller du prince, et qui, dans les premiers temps, semble n’avoir indiqué qu’une dignité ou un rang élevé dans la droujina. Le caractère essentiel du droujinnik était d’être le libre compagnon, l’associé volontaire du prince ; il le servait, il le quittait à son gré, il demeurait maître de passer du service d’un kniaz au service d’un autre. C’était là le seul privilège, le seul droit du droujinnik, ou le privilège qui pour lui était la sauvegarde de tous