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noblesse russe a compris qu’avec le droit national et le partage égal des biens il ne pouvait y avoir de véritable aristocratie. Aussi certains des héritiers des kniazes et des boïars ont-ils tenté d’implanter dans leur patrie la coutume étrangère des majorats. Chose singulière, c’est un des princes les moins enclins aux penchans aristocratiques, c’est Pierre le Grand qui le premier introduisit les majorats dans la législation russe. Était-ce simplement pour imiter l’Occident et mieux assimiler la Moscovie à l’Europe ? était-ce vraiment pour créer entre le peuple et le trône une haute et influente noblesse ? De telles vues se concilieraient mal avec la conduite du souverain qui fit dépendre toute noblesse et tout rang dans l’état du grade dans le service. Le plus vraisemblable, c’est qu’à l’aide de cet emprunt à l’Europe le réformateur voulut assurer à la Russie, alors à peine ouverte à la civilisation, une classe riche et instruite, et par suite européenne et civilisée. Tels que les établit Pierre Alexiévitch, les majorats étaient du reste aussi manifestement outrés (que manifestement opposés aux mœurs nationales. Pour avoir quelques chances de vie, l’institution nouvelle dut commencer par être abolie et transformée. D’après l’ukase de 1714, tous les biens immobiliers de la noblesse étaient assujettis au régime des majorats ; la fortune mobilière, alors presque nulle en Russie, restait seule à la libre disposition du dvorianine pendant sa vie, et après sa mort était seule partagée entre ses enfans.

Ces majorats forcés et universels différaient des majorats de l’Occident par un point essentiel. Au lieu d’assurer l’héritage paternel à l’aîné des fils, Pierre le Grand accordait au père la faculté de se désigner un héritier parmi ses enfans. Avec ces majorats sans droit d’aînesse s’introduisait dans la famille une sorte d’autocratie : le droit de succession privée semblait calqué sur le droit de succession au trône, qu’en défiance ou en souvenir de son fils Alexis, Pierre avait voulu laisser au choix du souverain. Un tel régime ne pouvait guère avoir de plus heureuses conséquences dans la vie domestique que dans la vie publique. Il est à remarquer qu’en abandonnant au père de famille le choix d’un héritier privilégié, le système inauguré par Pierre le Grand n’est pas sans analogie avec la réforme du code civil réclamée chez nous sous le nom de liberté testamentaire. En Russie, l’expérience n’a pas été favorable à cette sorte de primo-géniture artificielle dépendant de l’arbitraire paternel et non plus du hasard de la naissance. L’ukase de Pierre fut abrogé dès 1730, après avoir été pour les familles, durant sa courte existence, un principe de jalousie et de division. L’ancienne coutume nationale du partage égal fut restaurée, et lorsqu’on les autorisa de nouveau, les majorats créés en faveur d’un des fils durent, comme en Angleterre ou en Allemagne, passer d’aîné en aîné.