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spéciale à la Russie, inconnue de l’Europe, unique à sa manière. Deux choses la distinguent particulièrement : c’est d’abord qu’elle n’a jamais été qu’un instrument du pouvoir, n’étant littéralement autre chose que la réunion des hommes au service public ; c’est ensuite que l’entrée en a toujours été ouverte et que, se renouvelant incessamment par un afflux d’en bas, elle s’est gardée de tout penchant exclusif, de tout esprit de caste.

De l’aveu de ses plus sérieux panégyristes, la noblesse russe est ainsi sans analogue en Occident ; quelques-uns disent même volontiers sans antécédent dans l’histoire. Ce n’est qu’en regardant leur patrie à travers l’étranger ou en se laissant prendre à une ressemblance tout extérieure que certains Russes, élevés à l’européenne et oublieux des traditions nationales, font mine de se draper en lords anglais ou en herren allemands. Si nous rendons le mot dvorianstvo par les termes de noblesse, nobility, Adel, c’est faute d’équivalent dans les langues comme dans les institutions de l’Occident. Le nom qui désigne officiellement la première classe de l’état en indique lui-même l’origine. Le russe dvorianine veut dire homme de cour, on pourrait traduire par courtisan, si le mot dans notre langue n’avait pris un sens détourné. Il semble que primitivement le dvorianine fût un officier ou dignitaire de la cour moscovite, plus ou moins analogue aux chambellans de l’Occident. Plus tard ce terme fut étendu à tous les gens au service personnel du souverain, ou ce qui revenait au même au service de l’état. Le dvorianstvo russe a gardé à travers l’histoire la marque de son origine ; c’est une noblesse de cour, une noblesse de service, qui de nos jours comme jadis s’acquiert de droit par le tchine, par un grade ou un rang déterminé dans l’armée ou dans l’administration.

La législation russe distingue deux sortes de noblesse, la noblesse transmissible, héréditaire (potomstvennyi), et la noblesse personnelle (litchnyi) qui ne descend point du père aux enfans. Pour nous, ces mots de « noble personnel » semblent une sorte d’antithèse et l’anoblissement viager une contradiction. Séparée de l’hérédité, la noblesse n’est à nos yeux qu’un non-sens. Une telle institution accuse nettement le caractère particulier de la hiérarchie russe. Le dvorianstvo n’étant que la classe des serviteurs de l’état, il a bien fallu, lors de l’introduction en Russie de la bureaucratie compliquée de l’Occident, distinguer entre les fonctions élevées et les emplois inférieurs. De là, parmi les gens au service public, la création de deux noblesses. A l’employé subalterne, ce titre de dvorianine personnel assurait les privilèges ou mieux les droits de l’homme libre, dans un pays où le noble ou fonctionnaire avait seul quelques droits reconnus. Aujourd’hui et depuis longtemps déjà le noble personnel n’a en fait aucun privilège de plus que les marchands et les