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En lisant dans nos vieux historiens la description de ces solennités chevaleresques, on se demande comment la France, continuellement ravagée par la guerre ou la famine, pouvait trouver assez de ressources pour suffire aux dépenses qu’elles entraînaient ; ce n’étaient qu’habits de brocart d’or ou d’argent, que coiffures enrichies de pierreries. Les dames, qui prenaient un plaisir extrême à voir donner de beaux coups de lance, conduisaient dans le champ-clos avec des brides de soie et d’or les chevaux des jouteurs, tout couverts de riches caparaçons bordés de sonnettes et de grelots d’argent ; pendant la lutte, elles jetaient aux combattans des écharpes, des voiles, des coiffes, dont ils ornaient leur casque. Le roi d’armes Perceforest cite même un tournoi où elles avaient fait de leurs atours de si grandes largesses qu’à la fin il ne leur restait plus que des lambeaux de leurs guimpes et chaperons, manteaux et chemises. « Quand elles se virent à tel point, elles furent toutes comme honteuses ; mais, voyant que toutes étaient de même, elles se prirent à rire, ayant donné leurs habits et joyaux de si grand cœur qu’elles ne s’apercevoient de leur dévestement. » Un fabliau du XIIIe siècle exprime, par une fiction tant soit peu excentrique, les folies d’héroïsme que pouvaient inspirer aux chevaliers les caprices des nobles châtelaines : l’une d’elles, recherchée par trois soupirans qui devaient jouter dans un tournoi, leur envoie une de ses chemises en les prévenant que son cœur serait acquis à celui qui descendrait dans la lice couvert de ce simple vêtement. Deux des chevaliers refusent, le troisième accepte ; il combat avec l’armure de lin qu’il monde de son sang. On le proclame vainqueur, et la châtelaine le reçoit à merci, après s’être revêtue elle-même en présence de son mari de la chemise ensanglantée. Le fabliau ne dit pas que le mari ait pris en mauvaise part le « dévestement » de sa femme.

Dans les fêtes guerrières comme sur les champs de bataille, l’équipement des chevaliers, sous les premiers Capétiens, se composait soit d’une cotte de mailles formée d’anneaux de fer engagés les uns dans les autres, soit d’une armure de plaques de fer cousues sur une étoffe, d’un bouclier, d’un casque et de jambières. Sur le bouclier étaient peintes des figures éclatantes, simples ornemens de fantaisie qu’il ne faut pas confondre avec le blason ; celui-ci ne paraît, comme emblème héréditaire de la race et du rang, que vers le règne de saint Louis[1]. À cette époque, un droit nouveau, celui {{R2Mondes|1876|15|3111} des communes, s’élevait en face du droit féodal, les bourgeois émancipés étaient devenus les alliés des rois. La noblesse voulut se distinguer par des signes extérieurs de la classe qui grandissait autour d’elle. Elle emprunta ces signes à la zoologie réelle ou fantastique, aux armes offensives et défensives, à l’agriculture, aux souvenirs des croisades exprimés par des croix, des coquilles de pèlerin, des palmiers, des oiseaux voyageurs, en un mot à tout ce qui pouvait constater sa gloire militaire ou sa puissance territoriale. Chaque famille adopta des emblèmes particuliers avec lesquels elle s’identifia complètement, et c’est de là que sont sorties les armoiries. Les privilégies de la naissance mirent leur honneur dans ces hiéroglyphes. Ils les placèrent partout, sur les façades de leurs châteaux, sur leurs meubles, leurs vêtemens, leurs tombeaux, pour garder jusque dans la mort un témoignage toujours présent de la supériorité qu’ils s’attribuaient. Les armoiries délimitaient la séparation des castes, en même temps que les lois somptuaires les enfermaient chacune dans des barrières infranchissables : le noble s’habillait de soie, s’éclairait avec de la bougie de cire, mangeait dans de la vaisselle d’argent, et se faisait enterrer dans les églises pour rappeler son nom aux hommes qui viendraient après lui sur cette terre, et se recommander à leurs prières. Le roturier s’éclairait avec de l’huile ou du suif, mangeait dans de la vaisselle d’étain, et allait s’engloutir au milieu de charniers infects où les générations s’entassaient les unes sur les autres sans laisser trace de leur passage sur la terre. Cependant, malgré les lois somptuaires, le luxe, au XIIIe siècle, était très développé dans toutes les classes. On comptait dans Paris, qui eut toujours le monopole des industries élégantes, trente-six grandes corporations qui travaillaient à ce que l’on appelle aujourd’hui les articles de mode et de haute nouveauté. Ses orfèvres jouissaient d’une si grande réputation que l’un d’eux, Guillaume Boucher, fut appelé, sous le règne de saint Louis, auprès du grand khan de Tartarie, pour exécuter divers objets d’art, entre autres une fontaine dans laquelle il n’entra pas moins de 3,000 marcs d’argent. Cette fontaine représentait un grand arbre au pied duquel étaient couchés quatre lions qui jetaient différentes boissons par la gueule ; des serpens dorés s’enlaçaient autour de l’arbre, et sur le sommet se dressait un ange qui tenait une trompette. Le mouvement industriel n’était pas moins actif dans les provinces que dans la

  1. Des faits nombreux confirment l’opinion que nous émettons ici ; les vitraux placés par Suger dans l’église de Saint-Denis ne portent aucun signe héraldique. Les plus vieux manuscrits de nos poèmes chevaleresques n’offrent dans leurs miniatures aucune trace de blason, ce qui n’a point empêché les érudits français, encouragés par la vanité des familles, de propager les plus grossiers anachronismes. Personne ne doutait, il y a deux cents ans, que Pharamond n’ait eu pour armes trois croissans d’or et Mérovée un navire d’argent flottant sur un chmp de gueules. Chaque noble, pour rehausser l’éclat de son blason, tenait à lui donner le prestige du temps, et les plus modestes s’arrêtaient à Charlemagne. L’histoire, mieux informée, a renversé cet échafaudage légendaire ; mais elle a eu beau faire justice des erreurs, bien des gens prennent encore au sérieux la Parfaite science des armoiries de Pierre Palliot, et la Science héroïque de Vulson de La Colombière.